Posté le : 24 juillet 2015
Source : lefigaro.fr
Le Figaro : Vous jouez un spectacle intitulé « Poésie ? ». Vos choix sont de plus en plus exigeants…
Fabrice Luchini : La poésie ne s’inscrit plus dans notre temps. Ses suggestions, ses silences, ses vertiges ne peuvent plus être audibles aujourd’hui. Mais je n’ai pas choisi la poésie comme un militant qui déclamerait, l’air tragique : « Attention, poète! » J’ai fait ce choix après avoir lu un texte de Paul Valéry dans lequel il se désole de l’incroyable négligence avec laquelle on enseignait la substance sonore de la littérature et de la poésie. Valéry était sidéré que l’on exige aux examens des connaissances livresques sans jamais avoir la moindre idée du rythme, des allitérations, des assonances. Cette substance sonore qui est l’âme et le matériau musical de la poésie.
Valéry s’en prend aussi aux diseurs…
Il écrit, en substance, que rien n’est plus beau que la voix humaine prise à sa source et que les diseurs lui sont insupportables. Moi, je suis un diseur, donc je me sens évidemment concerné par cette remarque. Avec mes surcharges, mes dénaturations, mes trahisons, je vais m’emparer de Rimbaud, de Baudelaire, de Valéry. Mais pas de confusion : la poésie, c’est le contraire de ce qu’on appelle « le poète », celui qui forme les clubs de poètes. Stendhal disait que le drame, avec les poètes, c’est que tous les chevaux s’appellent des destriers. Cet ornement ne m’intéresse pas. Mais La Fontaine, Racine, oui. Ils ont littéralement changé ma vie. Je n’étais pas « un déambulant approbatif », comme disait Philippe Muray, mais je déambulais, et j’ai rencontré, un jour, le théâtre et la poésie comme Claudel a vu la lumière une nuit de Noël.
La poésie est considérée comme ridicule, inutile ou hermétique…
Elle a ces trois vertus. Ridicule, c’est évident. Il suffit de prononcer d’un air inspiré : « Poète, prends ton luth... » Musset est quatorze fois exécrable, disait Rimbaud, et tout apprenti épicier peut écrire un Rolla. Inutile, elle l’est aussi. Hermétique, c’est certain. J’aimerais réunir les gens capables de m’expliquer Le Bateau ivre.
C’est un luxe pour temps prospère ?
La poésie, c’est une rumination. C’est une exigence dix fois plus difficile qu’un texte de théâtre. La poésie demande vulnérabilité, une capacité d’être fécondée. Le malheur est que le détour, la conversation, la correspondance qui sont les symboles d’une civilisation ont été engloutis dans la frénésie contemporaine. Nietzsche, il y a un siècle, fulminait déjà contre les vertus bourgeoises qui avaient envahi la Vieille Europe. Vous verrez, disait-il, ils déjeuneront l’oeil sur leur montre et ils auront peur de perdre du temps. Imaginez le philosophe allemand devant un portable !
Vous êtes hostile au portable ?
J’en ai un comme tout le monde. Mais c’est immense, l’influence du portable sur notre existence. Une promenade, il y a encore vingt ans, dans une rue pouvait être froide, sans intérêt, mais il y avait la passante de Brassens, ces femmes qu’on voit quelques secondes et qui disparaissent. Il pouvait y avoir des échanges de regard, une possibilité virtuelle de séduction, un retour sur soi, une réflexion profonde et persistante. Personne, à part peut-être Alain Finkielkraut, n’a pris la mesure de la barbarie du portable. Il participe jour après jour à la dépossession de l’identité. Je me mets dans le lot.
N’est-ce pas un peu exagéré ?
La relation la plus élémentaire, la courtoisie, l’échange de regard, la sonorité ont été anéantis pour être remplacés par des rapports mécaniques, binaires, utilitaires, performants. Dans le train, dans la rue, nous sommes contraints d’entendre des choses que nous aurions considérées comme indignes en famille. Dans mon enfance, le téléphone était au centre d’un couloir parce qu’on ne se répandait pas.
C’est le triomphe de Warhol, du « Moi ». Nous vivons un chômage de masse, il y a mille personnes qui perdent leur métier par jour et ces pauvres individus ont été transformés en petites PME vagabondes. Constamment, ils déambulent comme s’ils étaient très occupés. Mais cela se fait avec notre consentement: tout le monde est d’accord, tout le monde est sympa. Et la vie qui doit être privée est offerte bruyamment à tous. Les problèmes d’infrastructures des vacances du petit à Chamonix par rapport au grand frère qui n’est pas très content, le problème du patron qui est dégueulasse: nous saurons tout! Si au moins on entendait dans le TGV: « Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène », et que, de l’autre côté du train, un voyageur répondait bien fort: « Déjà pour satisfaire à votre juste crainte, j’ai couru les deux mers que sépare Corinthe », peut-être alors le portable serait supportable.
C’était mieux avant…
« Le réel à toutes les époques était irrespirable », écrivait Philippe Muray. J’observe simplement qu’on nous parle d’une société du « care », d’une société qui serait moins brutale, moins cruelle. Je remarque qu’une idéologie festive, bienveillante, collective, solidaire imprègne l’atmosphère. Et dans ce même monde règne l’agression contre la promenade, la gratuité, la conversation, la délicatesse. Je ne juge pas. Je fais comme eux. Je rentre dans le TGV. Je mets un gros casque immonde. J’écoute Bach, Mozart ou du grégorien. Je ne regarde personne. Je n’adresse la parole à personne et personne ne s’adresse à moi. La vérité est que je prends l’horreur de cette époque comme elle vient et me console en me disant que tout deuil sur les illusions de sociabilité est une progression dans la vie intérieure.
Vous n’aimez pas notre époque…
Elle manque de musicalité. Elle est épaisse et schizophrène aussi. Elle mêle à une idéologie compassionnelle, une vraie brutalité individualo-technologique. Une des pires nouvelles des vingt dernières années a été l’invention du mot « sociétal ». Pour des gens qui aiment la musique, l’avenir sentait mauvais.
Vous résistez à cette évolution ?
C’est intéressant de savoir qu’il peut y avoir une parole de résistance, même modeste. Ce qui m’amuse, c’est de mettre un peu de poésie dans l’écrasante supériorité de l’image, à l’heure de l’écrasante puissance de la bêtise. Il faut reconnaître qu’elle a pris des proportions inouïes. Ce qui est dramatique, disait Camus, c’est que « la bêtise insiste ». La poésie, la musique n’insistent pas.
C’est-à-dire ?
Nous sommes comme lancés dans une entreprise sans limite d’endormissement. Une entreprise magnifiquement réglée pour qu’on soit encore plus con qu’avant. Mais je ne crache pas dans la soupe, je profite à plein de ce système. Je ne pourrais pas vivre si je restais dix heures avec Le Bateau ivre. Je ne pourrais pas vivre comme Péguy, comme Rimbaud, qui finissait par trouver sacré le désordre de son esprit. Moi, je ne suis pas un héros qui se dérègle intérieurement. Je fréquente ces grands auteurs, mais rien ne m’empêche de me vautrer dans un bon Morandini. C’est peut-être pour cela que les gens ne me vivent pas comme un ennemi de classe. Au départ, je suis coiffeur, il ne faut pas l’oublier. J’étais très mauvais, mais je l’ai été pendant dix ans.
Vous avez choisi de jouer dans de très petites salles. Vous devenez snob ?
Je ne veux pas imposer la parole que je sers. Je suis un artisan, et ceux qui veulent achètent. J’ai choisi la Villette, un endroit de 70 places. On va dire que je tourne un peu dandy. Eh bien, oui! Un peu baudelairien. Trois semaines plus tard, j’irai au Lucernaire, parce que Laurent Terzieff y jouait. J’ai aussi le droit de ne pas être préoccupé par la projection sonore dans une grande salle ou par le fait de mettre un micro qui dénature le timbre de la voix.
Vous avez toujours du mal à être de gauche ?
Je n’y arrive pas et je crains de ne pouvoir grimper l’Himalaya de générosité que ça exige. En ce qui concerne la culture, l’énorme problème de la gauche (la droite n’est pas brillante, elle est en dessous de tout, parce qu’elle est affairiste), c’est le regard condescendant vis-à-vis des goûts du peuple. Les hommes de gauche trouvent très tristes que les femmes de ménage rêvent de rouler en 4 × 4 ! Le drame de la gauche, c’est l’invocation de la culture pour tous. Terzieff ne voulait pas être subventionné : il haïssait la subvention.
Et votre public ?
Il y a de tout dans mes spectacles. Pour Philippe Muray, j’ai même eu des prêtres en soutane. J’ai une affection pour les prêtres en soutane, la messe en latin, même si j’y vais très rarement. Dans ce domaine aussi je suis baudelairien. Il y a un public de droite, donc, mais aussi des bobos en Vélib’. Qui en retire quoi ? Il faut être humble. On pourrait jouer cinquante ans et les gens continueront à dire simplement : quelle mémoire !
Vous êtes devenu le dépositaire et l’ambassadeur de la littérature française…
Comment se fait-il qu’un cancre inapte joue le rôle que vous me prêtez ? Inconsciemment, l’autodidacte plaît énormément, parce qu’il n’y a pas l’emprise universitaire du « très bien », du capable de parler de tout comme tous les gens de l’ENA qui savent tenir une conversation sur Mallarmé, l’Afrique ou la réduction des déficits. L’obsessionnel (et l’autodidacte) est extraordinairement limité. Sa culture a été acquise à la force du poignet. Mais il peut témoigner, parce que ce qu’il connaît, il le connaît en profondeur et ça l’habite. Quand il trouve un métier, un instrument, ça lui permet de prolonger ce travail long et pénible. Avec le métier, vous n’êtes plus un phénomène. Louis Jouvet disait: « la vocation, c’est pratiquer un miracle avec soi-même ». Le métier détruit le « moi ».
Par exemple ?
Le fait de travailler pendant un an la structure du XVIIe siècle vous guérit. Parce que le XVIIe est complètement structuré et complètement libre. La Fontaine en est l’incarnation suprême. La Fontaine, c’est une pure liberté au milieu de la contrainte, une pure invention au milieu de la rigueur, une pure subversion au milieu d’une exquise courtoisie. Une pure anarchie au milieu d’un super ordre. La Fontaine, c’est le patron! Écoutons Perette et le Pot au lait: « légère et court vêtue, elle allait à grands pas…». « Légère et court vêtue » : on la voit, devant nous, en minijupe, les jambes en mouvement, c’est une pub de Dim ! C’est ça, la beauté : l’agencement dans le rien. Tout ce qui est fleuri en littérature est intolérable. Regardez le génie de Céline : « la tante à Bebert rentrait des commissions, elle avait déjà pris le petit verre, il faut bien dire également qu’elle reniflait un peu l’éther ». En quelques mots, il redonne à la pauvreté, à la misère, à la banlieue sa vérité.
Pourquoi continuer à jouer ce rôle de passeur ?
Comme artisan, j’ai besoin de me confronter à ce qui est difficile. Je pourrais vivre en ayant une vie de cardiologue à la retraite. La piscine à débordement me tenterait bien, mais il faut une grande santé psychologique pour l’assumer et la pratiquer, je n’ai pas cette santé-là. J’essaye donc d’avancer dans le mystère du verbe et de la création, et je fais honnêtement commerce de ce qui me hante. Mais j’essaye toutefois de rester à ma place. Être comédien, c’est s’éloigner de l’aristocratie de la pensée. C’est un dérèglement psychique qui n’a rien de glorieux. Peut-être aidons-nous un peu à créer, le temps d’un soir, une « ré-appartenance » avec nos semblables. Au théâtre, dit Claudel, il se passe quelque chose, comme si c’était vrai. Le mensonge du théâtre mène parfois à la vérité.
Entretien mené par Vincent Tremolet de Villers