Publié le : 08 mars 2015
Source : blog.despot.ch
La scène se passe à l’aéroport de Donetsk au deuxième jour du cessez-le-feu de février. Ian Pannell, de la BBC, explique face à la caméra que les tirs continuent et qu’ils sont « surtout sortants ». Autrement dit, que les rebelles qui tiennent cette position violent l’accord. En arrière-plan, pourtant, les détonations « entrantes » se rapprochent jusqu’à ce qu’un obus éclate à quelques mètres des journalistes, les obligeant à décamper. En voix off, le reporter conclut que les pro-russes « bombardent leur propre territoire ». Sur le canal YouTube de BBC News, la séquence est assassinée de commentaires moqueurs.
Cet épisode tragicomique montre l’imperméabilité du mainstream médiatique aux intrusions de la réalité dans le conflit ukrainien. Même sans exclure a priori la possibilité d’une provocation, illustrer une thèse par des images qui la démentent aussi radicalement est plus que contre-productif : cela témoigne, comme dans la Pravda des années Brejnev, d’une absence caractéristique du souci de crédibilité.
Pendant qu’on charge les rebelles de ce qu’ils ont fait et pas fait, avec « notre » camp, celui de Kiev, on fait l’inverse, niant des turpitudes que lui-même ne cache pas. Tandis que la plupart de nos médias s’emploient à atténuer le rôle des néonazis en Ukraine, l’ambassadeur ukrainien en Allemagne déclare dans un talk-show de grande écoute qu’ils sont contrôlés et coordonnés par le gouvernement. De fait, les extrémistes ont obtenu des postes clefs dans la sécurité d’État et constituent le fer de lance des forces armées, auxquelles 80 % des mobilisés refusent de se rallier. Pendant ce temps, on se contente de nous répéter, ici, qu’ils n’ont qu’une présence symbolique au parlement…
Le paradoxe, c’est que les médias occidentaux se crispent dans leur manichéisme au moment même où le monopole de la narration sur les théâtres de crise leur échappe. La Russie a ainsi lancé ces dernières années une télévision internationale, RT.com, qui est devenue la deuxième source d’information étrangère des Américains, talonnant la BBC. Elle lui a récemment adjoint un canal internet plus branché, Sputnik, qui diffuse également en français. Les deux chaînes s’intéressent aussi aux questions sensibles du monde occidental, tels les abus policiers, la corruption, les problèmes communautaires — mais aussi aux mystères de la science ou aux découvertes de la NASA. S’attachant ainsi la confiance du public via des sujets qui le concernent de près, et que ses médias habituels, souvent, ne couvrent pas. M. Kerry vient de demander au Congrès une rallonge urgente de 700 millions pour faire barrage à cette déferlante.
Mais il y a pire. Dans la guerre d’Ukraine, tout est filmé. Quiconque a un smartphone est reporter de guerre. Nous disposons ainsi de milliers d’heures de témoignages chaotiques et bruts sur YouTube qui racontent une histoire tout autre du conflit ukrainien. On découvre ainsi un événement clef (googler : chercher Korsun pogrom). Au lendemain du renversement de Maïdan, le 22 février, cinq cents manifestants criméens pro-russes revenaient chez eux lorsqu’ils furent arrêtés sur l’autoroute par un barrage extrémiste coordonné. Autocars incendiés, vitres mitraillées, hommes battus et humiliés pendant huit heures, une dizaine d’exécutions… Aucun média occidental n’a diffusé ces images. Le traumatisme que ce pogrom a engendré dans toute la Crimée explique son « oui » massif à la Russie du 18 mars bien mieux que les théories éculées de manipulation russe qu’on nous a servies.
Un mathématicien français, Michel Segal, vient de publier une étude sur ces « dissonnances cognitives » qui secouent l’univers médiatique. Son livre, Ukraine, histoires d’une guerre (éd. Autres Temps), est littéralement renversant. A lire d’urgence !