Economie

Le théorème de Madame Merkel – Par Diego Fusaro

23 mars 20140
Le théorème de Madame Merkel – Par Diego Fusaro 5.00/5 3 votes

Publié le :

Source : cerclearistote.com

Diego Fusaro, né en 1983, est professeur d’histoire de la philosophie à l’université Saint-Raphaël de Milan. Intervenant régulier dans la presse italienne, très présent sur internet (notamment  au travers de sa chaîne Youtube et de son site filosofico.net), il est déjà l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. Diego Fusaro est considéré en outre comme le principal disciple du philosophe Constanzo Preve, décédé en 2013. Derniers essais parus : « Idealismo e prassi. Fichte, Marx et Gentile » (2013) ; « Minima mercatalia. Filosofia e capitalisme » (2012) ; « Essere senza tempo. Accelerazione della storia e della vita » (2010) ; « Filosofia e speranza. Ernst Bloch e Karl Löwith interpreti di Marx » (2005)

Alternativlos, « sans alternative », tel est le théorème d’Angela Merkel, le mot clef par lequel il est possible de lire la politique allemande, et avec elle, celle qui domine l’Europe aujourd’hui : le  camp de concentration économique dont nous sommes prisonniers. Ce théorème se pose comme le successeur logique et chronologique du  « there is no alternative » de Margaret Thatcher.

Tous les choix politiques sont pris de nos jours (et non uniquement par Madame Merkel, bien sûr), sous la menace d’une présumée absence d’alternative. De telle sorte que, les choix subjectifs, toujours pris dans un sens néolibéral à outrance – de la privatisation sauvage à la libéralisation intégrale – sont aujourd’hui présentés comme étant nécessaires, systématiques, obligatoires et incontournables. L’effet, bien connu, est toujours celui de la déresponsabilisation des acteurs sociaux, dont, justement, les choix subjectifs sont renvoyés de manière ponctuelle aux lois sacrées et indiscutables du système, à la situation d’urgence induite par la crise. Cette dernière (pour ceux qui ne l’auraient pas compris) n’est pas un phénomène passager, mais un moyen précis, comme l’aurait dit Foucault, de « gouverner » les existences, en les liant aux décisions néolibérales, présentées de manière subtile comme des choix nécessaires, ou plus précisément comme des urgences dictées par les temps de crise.

D’autre part, il est bien connu que le monde actuel, profondément imprégné par la forme-marchandise, ne prétend pas à la perfection : il nie simplement l’existence d’alternative, en convainquant les esprits non pas de ses propres qualités, mais de son caractère fatal, incontournable et destinal. Comme l’a écrit Zygmunt Bauman dans La solitude du citoyen global : « Les critères de la raison et de la rationalité de l’action, adoptés dans le passé pour définir l’agenda des institutions politiques modernes, ne s’appliquent plus à l’agenda défini par les forces du marché. Cet agenda n’est ni rationnel ni irrationnel, il ne raisonne pas à partir des préceptes de la raison, et ne milite pas contre eux. Mais simplement, il est, tout comme le sont les chaînes montagneuses et les océans, une apparence qui trouve souvent confirmation dans la phrase préférée des hommes politiques : « il n’y a pas d’alternative » » (1)

L’absence d’alternative est le moyen par lequel la coercition – que les dictatures  traditionnelles obtenaient par la violence, forme esthétique plus évidente – est aujourd’hui garantie de manière impersonnelle et anonyme, comme si, justement, il s’agissait d’une responsabilité univoque du système de production.

Déclarer le monde immuable est le premier pas à accomplir pour le rendre effectivement comme tel, alternativlos. Le devoir d’une pensée authentiquement critique, est aujourd’hui, plus que jamais, celui de rouvrir le sens du possible désormais déserté par la mystique dominante de la nécessité

Le monde du fanatisme économique ne laisse pas d’opportunités : il impose l’adaptation à ses propres mouvements. Ces derniers sont soustraits (contrairement à ce qu’a soutenu Habermas) à tout agir communicationnel et à toute éthique du discours.

Ceci se traduit, dans l’imaginaire collectif, par des formules, dont la clarté est encore plus grande que « la profondeur du vide », pour reprendre le mot de Hegel, des systèmes philosophiques sophistiqués où ces discours trouvent leur appui (avant tout dans l’essor de réalismes, vieux et nouveaux) : « Il n’y a plus rien à faire », « Il n’existe pas d’alternative », « Le monde ne peut pas être changé », « C’est l’Europe qui nous le demande », et bien d’autres encore de la même teneur.

Dans ce cadre, le théorème de Madame Merkel exprime avec grande clarté l’esprit de notre temps, où droite et gauche manifestent en des formes différentes un même contenu et, de cette manière, rendent possible l’exercice d’un choix manipulé, où les partis en cause, parfaitement interchangeables, alimentent l’idée d’une alternative impossible, qui, de fait, est inexistante.

Il existe, à ce propos, un inquiétant croisement entre les deux apophtegmes les plus à la mode actuellement chez les hommes politiques – « Il n’existe pas d’alternative » et « C’est le marché qui nous le demande » -, croisement qui révèle, une fois de plus, la renonciation intégrale de la part de la politique à œuvrer concrètement pour la transformation d’un monde de toute manière défini a priori comme immodifiable et, selon l’expression chère à Madame Merkel, « alternativlos ».

Comme je l’ai rappelé auparavant, c’est d’ailleurs sur ce dogme de l’absence d’alternative, qu’est construit l’ordre eurocratique actuel. L’Allemagne parvient aujourd’hui à obtenir avec le « spread », les lois sacrées de l’économie, de la finance et de la dette, ce qu’elle n’avait pas réussi à obtenir lors de la Seconde Guerre mondiale avec ses chars de combat.

Plus précisément, l’intégrisme économique actuel parvient à atteindre, par le biais des lois anonymes et impersonnelles du marché, ce que les dictatures traditionnelles ne pouvaient obtenir pour leur part que par le moyen des armes et des chars de combat. Le théorème sophistiqué de « l’absence d’alternative » représente l’idéologie d’une classe dominante qui veut poursuivre le rêve pervers de la suppression de toute alternative, par la transformation du réel en nécessité systématique, en seule réalité possible.

Déclarer le monde immuable est le premier pas à accomplir pour le rendre effectivement comme tel, alternativlos. Le devoir d’une pensée authentiquement critique, est aujourd’hui, plus que jamais, celui de rouvrir le sens du possible désormais déserté par la mystique dominante de la nécessité.

Diego Fusaro

Traduction de l’italien : Federico M.T.

Lien originel de l’article : Diego Fusaro, « Il teorema della Merkel », Lo Spiffero, pubblicato Lunedì 11 Novembre 2013

_____

(1) Zygmunt Bauman, La solitudine del cittadino globale, Feltrinelli, 2000, p. 80.

EmailPrintFriendlyBookmark/FavoritesFacebookShare

Mots clés : , , , , , , , ,

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


*