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Alain Minc, le livre de trop – Par Jean-Louis Crémieux-Brilhac

29 juin 20130
Alain Minc, le livre de trop – Par Jean-Louis Crémieux-Brilhac 5.00/5 1 votes

Publié le : 21 juin 2013

Source : lemonde.fr

Alain Minc, pourquoi avez-vous fait cela ? Vous avez un nom, un talent, un réseau d’amitiés médiatiques. Ni votre autorité ni votre ascendance de juifs polonais communistes, que vous rappelez dès l’avant-propos de votre dernier livre comme une caution d’impartialité, ne vous permettent d’écrire n’importe quoi sur la Résistance française.

De ce dernier livre, lancé comme un brûlot à l’occasion du 70e anniversaire de la chute de Jean Moulin, j’ai sous les yeux la couverture : L’Homme aux deux visages. Jean Moulin, René Bousquet : itinéraires croisés (Grasset, 2013, 192 p., 17 euros). Dresser un parallèle entre le destin des deux plus jeunes préfets de la IIIe République, dont le poids de l’histoire fait, selon vos propres termes, « des modèles chimiquement purs du héros et du salaud« , pourquoi pas ? S’attaquer aux tabous et porter un regard critique sur le culte de telle ou telle personnalité, oui, pourquoi pas ?

Mais un tel titre, rehaussé de deux photos choisies pour être interchangeables – Moulin, Bousquet –, dit dès l’abord le goût de la provocation et l’ignorance ou le mépris de la réalité historique.

Interchangeables, Moulin et Bousquet, à supposer que le hasard de la conjoncture eût été différent ? C’est bien là le thème que vous développez. Si Jean Moulin, écrivez-vous, demeuré jusqu’à l’automne 1940 « le diligent préfet de Vichy, (…) n’avait pas été révoqué, (…) serait-il devenu l’un de ces hauts fonctionnaires lâches, couards et serviles qui, au nom de la continuité de l’Etat, ont tout accepté ? Pire, serait-il devenu un autre Bousquet ? » Quant à René Bousquet – promu secrétaire général à la police, mais relevé de ses fonctions en 1943 après avoir livré, de concert avec le supergestapiste Karl Oberg, des dizaines de milliers de juifs à la déportation –, s’il était alors passé à la Résistance, n’aurait-il pas été accueilli par celle-ci à bras ouverts ? Vous affirmez sans vergogne que oui…

Parti pris

Je ne m’attacherai ici qu’à Jean Moulin, puisque vous avez choisi de publier ce livre à l’approche des jours anniversaires de sa disparition. Passons sur le parti pris d’ironie malveillante et d’insinuations avec lequel vous reconstituez ses antécédents : étudiant médiocre qui, ayant atteint ses 18 ans en juin 1917, n’a pas eu le courage de devancer l’appel (il allait être mobilisé au printemps suivant) ; « dandy » perdu en futilités mondaines, compromettant par ses besoins d’argent le capital familial et dont les convictions politiques auraient été incertaines jusqu’à 1936 sans sa rencontre avec Pierre Cot ; petit exécutant du ravitaillement clandestin des républicains espagnols. Après quoi, cent cinquante jours de docilité en tant que préfet vichyssois…

Il vous suffisait, pour dresser un tableau équitable, d’envoyer aux sources l’un de vos documentalistes : la Bibliothèque nationale de France ou le Musée Jean-Moulin de la Ville de Paris lui auraient donné accès aux papiers de Jean Moulin et de ses proches : ils sont sans équivoque.

Car les faits sont têtus, et les textes probants. Pour ce qui est de l’essentiel – ses choix politiques –, Moulin, héritier d’un siècle de tradition familiale républicaine, avait affirmé bien avant le désastre ses convictions antifascistes et sa clairvoyance à l’égard du nazisme, comme en témoignent non seulement ses amitiés des années 1930, exclusivement de gauche, voire d’extrême gauche, et sa réaction indignée devant l’émeute du 6 février 1934, mais aussi son efficacité majeure attestée par Pierre Cot dans le ravitaillement clandestin en avions de l’Espagne républicaine, son souci, en 1940, d’héberger des réfugiés espagnols dans la bastide qu’il vient d’acquérir ; ou enfin la lettre que, préfet de Chartres, il adresse à sa mère et à sa soeur le 15 juin 1940 : « Quand vous recevrez cette lettre, j’aurai sans doute rempli mon dernier devoir. Sur ordre du gouvernement, j’aurai reçu les Allemands au chef-lieu de mon département et je serai prisonnier. (…) Si les Allemands – ils sont capables de tout – me faisaient dire des choses contraires à l’honneur, vous savez déjà que cela n’est pas vrai. »

Aun nom de l’honneur

Alain Minc, pourquoi vous évertuer à écarter ce qu’il y a de convictions chez le préfet Moulin ? Sa tentative de suicide n’est pas rien : geste héroïque d’un sacrifice consenti au nom de l’honneur de l’armée française et de ses troupes noires, et qui implique une condamnation de l’idéologie nazie dans ce qu’elle a de pire, son racisme, comme il le rapporte dans son journal : « Je ne peux pas être complice de cette monstrueuse machination. Les Boches verront qu’un Français est capable aussi de se saborder. »

Vous voyez un mystère dans le fait que Jean Moulin a accepté de rester à son poste après le vote du 10 juillet 1940 qui supprimait la République. C’est une vision anachronique, comme est anachronique l’affirmation que le choix des Français de l’an 40 était entre Pétain et de Gaulle, entre la soumission à Vichy et le départ pour Londres.

Préfet d’un département occupé, préfet sous Vichy – et non de Vichy –, Moulin ne se comporte pas comme un préfet zélé, « soucieux d’exécuter ponctuellement les directives de son ministre« . Il proteste contre les méthodes adoptées par l’occupant, le 14 juillet, le 27 juillet, le 10 août, le 17 septembre. En maintenant dans ses fonctions, contrairement aux consignes ministérielles, le président du conseil général Maurice Viollette, ancien ministre du Front populaire, ami de Léon Blum et franc-maçon, et en le nommant de surcroît sous-préfet de Dreux, il déchaîne l’ire des pétainistes du département, qui le dénoncent.

Et le général de La Laurencie, délégué général de Vichy pour la zone occupée, le rappelle à l’ordre le 30 octobre en exigeant le rapport sur la situation de son département « réclamée par note du 9 septembre« . Sans doute peut-on aujourd’hui s’étonner qu’il ne démissionne pas en septembre ou octobre 1940, lorsque devient éclatante la tournure antidémocratique de l’Etat français, qui l’astreint à appliquer des directives contraires à ses convictions, et qu’il attende d’être relevé de ses fonctions.

Mais cette mise en disponibilité – dont il a été informé dès le 15 octobre – sanctionne « son attachement à l’ancien régime« . Soulagé, il écrit le 11 novembre à sa mère : « Je suis très content de la décision qui a été prise à mon sujet« . Son message d’adieu aux élus d’Eure-et-Loir rappelle ses vingt-trois années au service de la République, ce qui n’est pas une formulation neutre dans le contexte de l’époque, et son dernier geste, avant de quitter son poste, est de se faire faire une carte d’identité en bonne et due forme au nom de

Volonté de résister

Cette ultime initiative, vous la mentionnez bien, mais sans en souligner le sens. C’est, ici encore, ignorer la portée et la précocité d’un tel geste qui implique à la fois la volonté de résister et la volonté de pouvoir quitter la France, cela en un temps où la résistance française n’existe pas et où nul, même en zone occupée, n’a encore éprouvé le besoin d’une identité de rechange, sinon une poignée de responsables du Parti Communiste Français (PCF) hors la loi.

Ce seul acte, comme tous les agissements de Jean Moulin avant qu’il puisse effectivement gagner le Portugal et Londres, un an plus tard, est le signe non pas d’un accroc conjoncturel de carrière, mais d’un choix politique. Des 26 préfets relevés de leurs fonctions à l’automne 1940, il est le seul à avoir fait un tel choix à une telle date. Le parcours qui le conduira à l’engagement londonien, et finalement à une mort héroïque à laquelle vous rendez hommage, est la conséquence non d’un enchaînement devenu inéluctable, mais d’une résolution tenace. Le méconnaître est inacceptable.

S’il est vrai que le passage de la non-résistance à la résistance a été pour beaucoup de Français de l’époque un phénomène complexe où les circonstances ont été déterminantes, il est évident que cela n’a pas été le cas de Jean Moulin. C’est tromper le lecteur et miser sur un effet de scandale que d’en traiter autrement.

Ce n’est pas sans regret que j’écris ces lignes, me souvenant du jeune Alain Minc, cosignataire avec Simon Nora du rapport prophétique, publié en 1977, sur l’informatisation de la société française. Si aveugle que soit le plaisir de se croire capable de traiter de n’importe quel sujet et de se raccrocher périodiquement à la une de l’actualité, comment se peut-il que vous en soyez venu là ?

Jean-Louis Crémieux-Brilhac

Résistant, il a été membre des Forces françaises libres. Il fut conseiller d’Etat de 1982 à 1986. Historien de la France libre, il est correspondant de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques). Il a notamment publié : « Les Français de l’an quarante. Ouvriers et soldats » (Gallimard, 1990), « La France libre » (Gallimard, coll. « Folio », 2001), « La Politique scientifique de Pierre Mendès France : une ambition républicaine » (Armand Colin, 2012).

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