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« Ennahda veut un État théocratique et liberticide » – entrevue avec Kamel Jendoubi

10 février 20130
« Ennahda veut un État théocratique et liberticide » – entrevue avec Kamel Jendoubi 5.00/5 1 votes

Publié le : 09 février 2013

Source bvoltaire.fr

Le défenseur des droits de l’homme Kamel Jendoubi a été l’organisateur de l’élection présidentielle de 2011 en Tunisie. Il répond aux questions de Boulevard Voltaire.

Comment analysez-vous les derniers évènements survenus en Tunisie ? Pensez-vous que l’assassinat de Chokri Belaïd est le signe d’une situation toujours plus dégradée ?

On nage en plein inconnu. Qui peut dire comment et quand cela se terminera ? Cet assassinat aggrave encore les incertitudes et les inquiétudes de la société tunisienne, nées avec la victoire du parti islamiste Ennahda lors des dernières législatives.
En même temps, ce choc semble produire un sursaut, une véritable prise de conscience de la part des acteurs politiques comme de l’opinion publique. Prise de conscience de l’urgence à tout mettre en œuvre pour faire de la lutte contre la terreur une priorité absolue.
Chokri Belaïd en avait lui-même fait son combat. Il l’a payé de sa vie. La veille de sa mort encore, il mettait en garde contre les partis politiques et les groupuscules qui alimentent la terreur et la violence en Tunisie. Son appel aura finalement été exaucé…

Quels sont les groupes politiques qui alimentent ce climat de terreur ?

Des mouvements djihadistes qui sont actifs en Tunisie. La terreur s’est développée progressivement et ces groupes, cautionnés par le parti islamiste au pouvoir, ont bénéficié d’une grande indulgence de la part des autorités, notamment lorsqu’ils se sont attaqués aux mouvements politiques considérés comme traîtres puisqu’en opposition avec le gouvernement.
Cette indulgence, nous l’avons constatée lors de l’attaque de l’ambassade américaine. Nous la constatons à chaque fois qu’un appel au meurtre est lancé publiquement. Nous la constatons encore avec les prêches des imams qui nourrissent la haine contre les « impies » et les « mécréants », parfois même en citant les noms des personnes concernées.
Les proches d’Ennahda eux-mêmes ne cachent pas leur animosité contre certains opposants dont les noms sont inscrits sur une liste des « ennemis » qui circule très librement. Mais à la parole se sont substitués les actes, et les agressions lors des meetings de partis d’opposition sont devenues fréquentes.
Ces petits groupes, plus ou moins actifs, ont été renforcés par la crise économique. Ils ont aussi bénéficié, pour recruter, de l’espace de liberté qu’offrait la révolution, de la misère et du désenchantement de la société. Ils sont organisés, savent faire parler d’eux et entretiennent des liens plus ou moins proches avec Ennahda. L’assassinat de Chokri Belaïd marque un palier. C’est grave. Il faut réagir.

L’opposition a immédiatement accusé Ennahda, mais savons-nous réellement qui se cache derrière ce meurtre ?

Je ne crois pas qu’il y aura un jour une véritable enquête sur cet assassinat, mais une chose est sûre : dans ce genre d’affaire, il y a un commanditaire et un exécutant.
Bien entendu, la responsabilité d’Ennahda et du gouvernement est engagée. Le gouvernement savait — c’était d’ailleurs de notoriété publique — que Chokri Belaïd était sous la menace d’un attentat. Son parti avait d’ailleurs appelé le ministère de l’Intérieur pour l’informer qu’il était suivi.
Chokri Belaïd était un grand polémiste et un politique très ferme vis-à-vis d’Ennahda. Ses positions étaient parfois dures et sans concessions. Il était à l’avant-garde des thèses qui dénoncent le parti au pouvoir et ses intentions cachées.

De quelles intentions parlez-vous ?

Relisez les propos de Chokri Belaïd ! Selon lui, le projet d’Ennahda n’est absolument pas d’assurer la mise en place de la démocratie en Tunisie. Ennahda a l’intention, à plus ou moins long terme, de construire un État théocratique, liberticide, qui remplacera une ancienne dictature, par une nouvelle, en instrumentalisant la religion. Ce sont les termes de Chokri Belaïd mais je suis aussi préoccupé que lui à ce sujet.

Qu’en est-il du Qatar, souvent accusé d’avoir largement subventionné les révolutions arabes, pour son propre compte ?

Les activités économiques de la Tunisie sont très complexes et une véritable économie parallèle s’est développée, encouragée par le gouvernement qui mène par ailleurs de nombreuses activités bancaires illicites. Avant les élections législatives, une loi sur les associations a été votée. Cette loi implique notamment la liberté de circulation des fonds étrangers, par le biais d’associations caritatives ou autre. Nous pouvons légitimement nous interroger sur la provenance des fonds qui permettent de financer ces associations et, à travers elles, des activités politiques.
Le Qatar a une stratégie et une politique qui peut tout à fait s’entendre avec Ennahda.

Pensez-vous que la mort de Chokri Belaïd marque un tournant de la « révolution de Jasmin » ?

Notre région rattrape actuellement son retard en termes de démocratisation. Une région où l’islam est omniprésent. La religion n’est pas un frein à la démocratie mais son interprétation peut l’être et, aujourd’hui, nous assistons à une lutte entre ceux qui souhaitent revenir en arrière, aux écrits du Prophète et de ses disciples, et ceux qui souhaitent en adapter la lecture aux enjeux de la modernité.
Nous sommes à un moment charnière de notre histoire. Une nouvelle période va se mettre en place. Elle va sans doute durer plusieurs années, avec leurs hauts et leurs bas.

 

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