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Zone euro : la fracture politique s’élargit – Par Ashoka Mody

29 mars 20180
Zone euro : la fracture politique s’élargit – Par Ashoka Mody 3.67/5 3 votes

Publié le : 21 mars 2018

Source : lesakerfrancophone.fr

Deux élections européennes – en Allemagne le 24 septembre 2017 et en Italie le 4 mars 2018 – montrent que les peuples d’Europe se séparent. Une grande partie de l’approfondissement récent de ces divisions peut être attribuée à la monnaie unique de l’Europe, l’euro. Cet article fait valoir que la fracture politique en Europe peut maintenant être difficile à réduire en l’absence d’un changement d’orientation vers les priorités nationales qui accordent une attention urgente aux besoins de ceux qui sont laissés pour compte.

L’économiste de l’Université de Cambridge, Nicholas Kaldor, a été le premier à avertir que l’euro diviserait l’Europe (réimprimé dans Kaldor 1978). Sa critique date de mars 1971, en réponse au rapport de la Commission Werner, qui présentait le plan original de ce qui allait finalement être l’architecture de la zone euro (Werner 1970). Kaldor a écrit qu’une politique monétaire unique – et le cadre général de politique budgétaire qui l’accompagne – lorsqu’elle est appliquée à divers pays européens, entraînerait une divergence de leurs économies les unes par rapport aux autres. La logique était simple : une politique monétaire trop restrictive pour un pays peut être trop laxiste pour un autre. La divergence économique, a déclaré Kaldor, entraînerait une rupture politique. De tels avertissements ont continué. L’économiste de l’Université de Chicago et lauréat du prix Nobel Milton Friedman (1997) a prédit que l’économie défectueuse de l’euro « exacerberait les tensions politiques, en convertissant en divisions politiques, des chocs divergents, qui auraient pu être facilement compensés par des modifications de taux de change ».

Les dirigeants européens ont rejeté ces critiques. Ils ont insisté sur le fait que la monnaie unique rapprocherait les Européens d’une union politique (Sutherland 1997).

Un consensus permissif  ?

Le discours sur la possibilité d’une union politique en Europe a été mené principalement au sein d’un groupe qui s’est autoproclamé l’élite. Ces élites – dirigeants politiques et bureaucrates – avaient peu de bases pour présumer que les intérêts nationaux devaient être réconciliés pour unifier l’Europe. Mais ils ont fait l’hypothèse supplémentaire qu’ils avaient un « consensus permissif » du public pour prendre des décisions de grande portée sur les questions européennes (Mair 2013). Comme je le dis dans un livre à venir (Mody 2018) le consensus permissif a commencé à se dissoudre au moment où la monnaie unique européenne est devenue une réalité politique. À la suite de la signature du traité de Maastricht en février 1992, le public danois a rejeté la monnaie unique lors d’un référendum organisé en juin 1992. Et en septembre 1992, le public français a failli rejeter la monnaie unique.

L’analyse du scrutin lors du référendum français annonçait étrangement les protestations politiques récentes. Ceux qui ont voté contre la monnaie unique avaient tendance à avoir de faibles revenus et une éducation limitée, ils vivaient dans des zones en friche industrielle, ils travaillaient dans des emplois précaires et, pour toutes ces raisons, ils étaient profondément inquiets pour l’avenir (Mody 2018 : 101-103). En votant contre le traité de Maastricht, ils n’ont pas nécessairement exprimé un sentiment anti-européen ; ils exigeaient plutôt que les décideurs politiques français accordent plus d’attention aux problèmes domestiques, ce que les institutions et les politiques européennes ne pouvaient pas faire.

Au cours des années suivantes, le consensus permissif a continué à s’effilocher. La voix populaire contre « plus d’Europe » s’est exprimée à nouveau lors des référendums sur le traité constitutionnel européen en 2005. Les référendums permettaient de se concentrer sur les questions européennes, qui ont été évincées par les priorités nationales lors des élections nationales. Les élites européennes ont trouvé facile de rejeter les référendums comme des aberrations.

Une nouvelle phase critique a commencé pendant les crises financières de la dernière décennie. Après le début de la crise mondiale en 2007 et ensuite à travers la crise prolongée de la zone euro, les politiques monétaires et fiscales de la zone euro ont heurté les gens ordinaires qui se sentaient laissés pour compte – les moins instruits et ceux vivant en dehors des métropoles. Cependant, les politiques de la zone euro sont restées à l’abri de toute responsabilité politique envers ceux auxquels les perspectives de celles-ci portaient le plus gravement atteinte. En conséquence, les rébellions domestiques se sont rassemblées dans toute la zone euro. Ces rébellions ont eu pour origine des personnes semblables dans les différents États membres, mais elles ont eu pour résultat des réponses publiques nationales opposées dans les pays du nord et du sud, augmentant la fracture politique.

La montée de Alternative für Deutschland en Allemagne

La forme la plus virulente de division politique est apparue dans le creuset de la crise financière de la zone euro en 2012. Le consensus permissif a finalement été rompu. En Allemagne, des membres de longue date de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) de la chancelière Angela Merkel ont formé un nouveau mouvement politique, Electoral Alternative, en septembre 2012. Ce nouveau mouvement représentait ceux qui refusaient d’accepter l’affirmation de Merkel que l’Allemagne n’avait d’autre choix que de soutenir les pays de la zone euro en difficulté financière. En février 2013, Electoral Alternative s’est converti en un parti politique, Alternative für Deutschland (AfD), qui a appelé à une dissolution de la zone euro.

Bien que l’AfD ait raté le seuil de 5% des suffrages pour les élections de septembre 2013 au Bundestag, il a acquis sa force politique à partir d’août 2015, après la porte ouverte de Merkel aux réfugiés syriens. Voyant qu’elle perdait le soutien populaire, Merkel a rapidement réprimé les flux de réfugiés et de migrants, mais l’AfD a continué de gagner en force politique. Lors des élections de septembre 2017, l’AfD a obtenu 12,6% des voix. Beaucoup de ceux qui ont voté pour l’AfD en 2017 n’avaient pas voté en 2013, ayant perdu la foi qu’ils avaient un rôle dans le processus démocratique. En 2017, ces électeurs ont cherché des solutions en dehors des courants politiques majeurs. Les électeurs de l’AfD avaient une caractéristique allemande très spécifique : beaucoup étaient des Allemands de l’Est. En dehors de cela, cependant, le vote de l’AfD a manifesté une tendance observée ailleurs en Europe et aux États-Unis. En Allemagne de l’Est et de l’Ouest, les hommes à faible revenu ayant une éducation scolaire ou une formation professionnelle de base ont voté en grand nombre pour l’AfD (Roth et Wolff 2017). La plupart des électeurs de l’AfD étaient âgés de 30 à 59 ans ; ils travaillaient dans des emplois manuels, souvent avec peu de sécurité d’emploi. Ils vivaient dans de petites villes et dans des zones rurales.

Ainsi, la protestation économique et le sentiment anti-immigrant se chevauchaient chez les électeurs de l’AfD, un chevauchement que Guiso et autres (2017 : 5) constatent dans plusieurs pays européens. Même l’Allemagne prospère avait laissé derrière elle beaucoup de ses citoyens. Marcel Fratzscher, président de l’institut de recherche DIW Berlin, explique dans son prochain livre que les gains économiques du pays au cours des dernières décennies n’ont pas atteint la moitié inférieure de la population allemande (Fratzscher 2018). Dans cette moitié inférieure, les revenus réels ont à peine augmenté ; peu sont en mesure d’économiser pour les mauvais jours. L’aliénation politique et les conflits au sein de la société ont augmenté.

Avec la CDU et les sociaux-démocrates qui ont connu des revers historiques, une coalition gouvernementale s’est avérée difficile à former et l’Allemagne est restée sans gouvernement pendant cinq mois, cela est sans précédent. Récemment, par coïncidence, le même jour que les élections italiennes, le 4 mars 2018, la CDU et les sociaux-démocrates ont finalement accepté de former une grande coalition. Un gouvernement allemand sera bientôt en place, mais les données des sondages montrent une baisse continue du soutien populaire à la CDU, et en particulier aux sociaux-démocrates. L’AfD sera le plus grand parti d’opposition au Bundestag et, pour le moment, son soutien dans les sondages augmente.

Le mouvement anti-Europe en Italie

Les développements italiens ont évolué en parallèle.

Le mouvement italien Cinq étoiles, dirigé par le comédien-blogueur Giuseppe « Beppe » Grillo, est passé de l’obscurité relative à la lumière lors de l’élection de février 2013, recueillant 25% des voix. L’Italie était en récession quasi-perpétuelle depuis début 2011, avec des pertes d’emplois croissantes, en particulier chez les jeunes Italiens. L’appel du Mouvement Cinq étoiles à la démocratie directe a trouvé un écho auprès des électeurs frustrés par les politiques monétaires et fiscales européennes, qui ont profondément affecté leur vie mais qu’ils se sont sentis impuissants à influencer. Les régions les plus pauvres du sud ont voté pour des candidats Cinq étoiles. Mais que ce soit au nord ou au sud, la part des voix des candidats Cinq étoiles était plus élevée dans les régions où le chômage était plus important (Romei 2018).

Pour les Italiens, pendant les années de crise de la stagnation économique, les outrages ont atteint un sommet depuis l’entrée dans la zone euro en 1999. La productivité économique, source de niveaux de vie plus élevés, a cessé d’augmenter, les producteurs italiens ont perdu leur compétitivité internationale et les emplois manufacturiers bien rémunérés ont commencé à disparaître sans que rien ne les remplace. Les crises financières – d’abord la crise mondiale qui a débuté en juillet 2007 puis la crise persistante de la zone euro – ont aggravé le dysfonctionnement économique et politique de l’Italie. L’accent mis par les autorités de la zone euro sur une politique monétaire restrictive et une austérité implacable ont pesé sur la croissance économique et ont donc eu pour conséquence perverse d’alourdir le poids de la dette publique. Pendant ce temps, l’austérité fiscale forcée a supprimé la capacité du gouvernement à amortir la douleur économique pour les citoyens vulnérables. Et bien que l’annonce, par le président de la BCE Mario Draghi en juillet 2012, que la BCE ferait « tout ce qu’il faut » pour sauver la zone euro, ait contribué à abaisser le taux d’intérêt nominal que le gouvernement italien payait sur ses dettes, le taux d’intérêt réel ajusté de l’inflation est resté élevé. La récession économique italienne s’est poursuivie. Au début de 2013, l’italien moyen était plus pauvre qu’au moment de l’entrée dans la zone euro.

Aux élections de février 2013, le parti de Grillo (Cinq étoiles) a mené une campagne anti-européenne, promettant même d’organiser un référendum sur le maintien de l’Italie dans l’union monétaire. Mario Monti, le Premier ministre sortant, nommé à la tête d’un gouvernement technocratique par intérim en novembre 2011, a fait campagne pour l’Europe et a subi une raclée électorale. Pier Luigi Bersani, chef du parti de centre-gauche Partito Democratic (PD) a également promis un gouvernement italien pro-européen, et son parti a enregistré 29% des voix, contre 38% aux élections de 2008.

Bien que le PD ait réussi à diriger un gouvernement de coalition sous la coupe de deux premiers ministres – Enrico Letta et Matteo Renzi – avant de terminer avec Paolo Gentiloni. Les dégâts étaient faits. La course au pouvoir au sein du PD, en grande partie incitée par Renzi, a érodé la réputation et la position publique du parti. Lors des élections de mars 2018, le PD a obtenu 19% des suffrages exprimés. En revanche, le mouvement Cinq étoiles a amené sa part de vote à 32%. Les partis anti-européens ont engrangé environ la moitié des voix. Si l’on ajoute le Forza Italia de l’ancien Premier ministre Silvio Berlusconi, avec son scepticisme européen plus modéré, près des deux tiers des Italiens se sont distanciés de l’Europe lors des dernières élections.

Ainsi, en Allemagne, l’AfD a attiré des Allemands, anxieux sur le plan économique, qui s’inquiètent car le gouvernement en fait trop pour l’Europe. En Italie, le Mouvement Cinq étoiles a gagné parce que les Italiens inquiets sont fâchés que le système de gouvernance européen désavantage, voire endommage, leur avenir. Malgré la baisse continue des taux d’intérêt nominaux dans le cadre du programme d’assouplissement quantitatif de la BCE depuis janvier 2015, le taux d’intérêt réel pour les Italiens reste supérieur à 1% ; en revanche, le taux d’intérêt réel pour les Allemands est de -1%, ce qui donne aux producteurs et aux consommateurs allemands une plus grande capacité de dépenser et de croître. La politique monétaire unique continue de nourrir la divergence économique entre les États membres du Nord et du Sud, ce qui entretient et amplifie les divisions politiques.

Aujourd’hui, beaucoup espèrent que, stimulée par l’appel du président français Emmanuel Macron à la réforme de la zone euro, Merkel travaillera à en réparer l’architecture. Un tel espoir est illusoire. Mme Merkel est consciente que tout signe de générosité financière envers l’Europe encouragera les rebelles au sein de la CDU. D’autres pays du Nord ont clairement fait savoir qu’ils s’opposeraient aux appels à leurs contribuables (Rutte 2018, Finance Ministers 2018). Aucun État-nation de la zone euro n’est disposé à céder la souveraineté de son parlement national sur les questions fiscales. Les décisions politiques resteront désengagées de la politique. Par conséquent, même si de nouvelles dispositions financières sont mises au point, il sera impossible de rendre compte de la gouvernance de la zone euro. Les tensions politiques continueront de s’accumuler.

Observations finales

Il n’y a pas de réponse facile aux difficultés économiques et politiques de l’Europe. Pour cette raison, comme je le dis dans mon prochain livre, les réponses ne seront pas trouvées dans « plus d’Europe ». Pendant trop longtemps, les dirigeants de la zone euro ont rejeté ou dénigré les rébellions publiques nationales. C’est une erreur terrible. Quoiqu’il en soit, ces rébellions ont été colossales, parfois nationalistes et xénophobes, elles transmettent un message important. En plus de la détresse que l’euro inflige directement, la monnaie unique détourne l’attention des dirigeants européens de l’essentiel : les priorités nationales. Il est particulièrement important de renforcer le capital humain, une capacité dans laquelle tous les pays du sud de la zone euro (et même certains pays du nord) sont à la traîne par rapport aux leaders mondiaux. L’investissement dans le capital humain est essentiel pour atteindre une plus grande équité et un sentiment de justice tout en aidant à retrouver une compétitivité internationale.

En bref, les dirigeants européens doivent abandonner leur objectif ultime de rendre la gouvernance de la zone euro plus responsable et se tourner vers les programmes économiques nationaux qui donnent de l’espoir à ceux qui se sentent privés de leurs droits. S’ils ne parviennent pas à faire ce changement, les politiques intérieures continueront de se fragmenter, et en même temps, les politiques européennes deviendront de plus en plus corrosives.

Ashoka Mody

Professeur invité en politique économique internationale à l’école Woodrow Wilson de l’Université de Princeton. Auteur de “EuroTragedy: A Drama in Nine Acts”

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Références

  • Ministres des finances du Danemark, d’Estonie, de Finlande, d’Irlande, de Lettonie, de Lituanie, des Pays-Bas et de Suède (2018), Points de vue partagés et valeurs dans la discussion sur l’architecture de l’UEM, 6 mars.
  • Fratzscher, M (2018) The German Illusion, New York : Oxford University Press.
  • Friedman, M (1997), Why Europe Can’t Afford the Euro, The Times, 19 novembre.
  • Guiso, L, H Herrera, M Morelli, et T Sonno (2017), Populism: Demand and Supply , 21 Novembre.
  • Kaldor, N (1978), The Dynamic Effects of the Common Market, dans N Kaldor, Further Essays on Applied Economics New York: Holmes et Meier.
  • Mair, P (2013), Ruling the Void: The Hollowing of Western Democracy, Londres: Verso.
  • Mody, A (2018 ),  EuroTragedy: A Drama in Nine Acts, New York: Oxford University Press.
  • Rutte, M (2018), Speech by the Prime Minister of the Netherlands, Mark Rutte, at the Bertelsmann Stiftung, Berlin. 2 mars.
  • Romei, V (2018), Italy’s Election : Charts Show How Economic Woes Fuelled Five Star, Financial Times, 7 mars.
  • Roth, A et G Wolff (2017) What Has Driven the Votes for Germany’s Right-Wing Alternative Für Deutschland ? Bruegel Blogpost, 5 octobre.
  • Sutherland, P (1997) The Case for EMU: More Than Money, Affaires étrangères 76 (1): 9 -14.
  • Werner, P (1970), Report to the Council and the Commission on the Realization by Stages of Economic and Monetary Union in the Community, in Monetary Committee of the European Communities, 1986, Compendium of Community Monetary Texts, Luxembourg : Office of Official Publications of the European Communities.

Traduit par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

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