Economie

Géopolitique et économie mondiale : entretien avec Michael Hudson – Par Le Saker

26 juin 20150
Géopolitique et économie mondiale : entretien avec Michael Hudson – Par Le Saker 5.00/5 2 votes

Publié le : 10 juin 2015

Source : lesakerfrancophone.net, 2 & 3

Chers amis, c’est un immense privilège et un honneur de vous faire part de mon entrevue avec Michael Hudson, que je considère comme le meilleur économiste en Occident.

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1ère partie : L’Ukraine, la Russie, état des lieux finance et économie

Le Saker : Nous entendons que l’Ukraine devra se déclarer en défaut, mais que ce sera probablement un défaut technique, par opposition à un défaut officiel. Certains disent que la décision de la Rada de permettre à Iatseniouk de choisir qui  payer est déjà un défaut technique. Est-ce qu’une telle chose existe et, si oui, en quoi serait-il différent dans ses conséquences pour l’Ukraine par rapport un défaut normal ?

Michael Hudson : Un défaut est un défaut. La tentative d’euphémisme, qui parle de défaut technique, est apparue par rapport à la dette grecque lors des réunions du G8 en 2012. Geithner et Obama ont fait pression sans vergogne sur le FMI et la BCE pour qu’ils renflouent la Grèce, simplement afin qu’elle puisse payer les détenteurs d’obligations, parce que les banques américaines avaient émis une assurance couverture de défaillance (Credit Default Swap) à l’encontre des obligations grecques et auraient subi une grosse perte s’il y avait eu défaut. La BCE a suggéré une euphémisation du défaut, qui est devenu une renégociation volontaire, demandant aux banques et aux autres détenteurs d’obligations de se mettre d’accord sur une réduction de la dette.

Mais, selon l’organisation des créanciers internationaux – l’International Swaps and Derivatives Association (ISDA) – des défauts de crédit peuvent être déclenchés si une restructuration de la dette est convenue entre « une autorité gouvernementale et un nombre suffisant de détenteurs de l’obligation de lier tous les porteurs », ce qui la rend obligatoire. Selon les définitions de l’ISDA, « les événements recensés sont : la réduction du taux d’intérêt ou du montant du capital exigible (ce qui inclurait une décote) ; le report du paiement des intérêts ou du capital (ce qui inclut une extension de la maturité d’une obligation en circulation) ; la subordination de l’obligation ; et le passage de la monnaie  de paiement à une monnaie qui n’a pas de cours légal dans un pays du G7 ou un pays de l’OCDE noté AAA-.» (1)

Cela semble assez clair. Obtenir de l’ISDA qu’elle classe le contrat d’obligations en un événement de crédit permet aux récalcitrants d’obtenir une assurance contre le défaut de leurs contreparties. Il y a peu de telles assurances ici, mais les créanciers peuvent alors se déplacer pour saisir les biens de l’État à l’étranger. C’est ce que le fonds vautour de Paul Singer a fait avec l’Argentine, écrire une nouvelle loi qui s’applique à l’Ukraine.

Selon les lois sur les dettes de Londres (où la dette de la Russie est enregistrée), le Parlement devrait qualifier l’Ukraine de pays pauvre très endetté (PPTE – comme les pays africains que Singer a poursuivis) pour bloquer les interventions des créanciers. Je ne vois pas le Parlement le faire pour l’Ukraine, vu qu’elle s’impose elle-même sa pauvreté à cause de la guerre.

Si le FMI prétendait que le prêt de 3 milliards de dollars de la Russie n’est pas officiel, cela réécrirait le droit international et signifierait que les prêts des fonds souverains de n’importe quel pays (OPEP, Norvège, Chine, etc.) ne jouissent d’aucune protection internationale. Un double standard de ce genre diviserait les marchés mondiaux des dettes selon les lignes de la nouvelle guerre froide – où la guerre financière remplacerait la guerre militaire. Je doute que le monde soit prêt à cette option financière nucléaire.

Le Saker : La Rada a aussi adopté une loi autorisant le gouvernement à saisir les actifs russes en Ukraine. Je ne sais pas si ce sont des actifs de l’État russe ou s’ils sont privés ou si ce sont des entreprises. Quelles seraient les conséquences économiques et juridiques de telles saisies si le gouvernement applique ce plan ? Est-ce que la Russie pourrait prendre des mesures de rétorsion contre l’Ukraine ou faire appel à un tribunal international ?

Michael Hudson : Ce serait une étape si radicale qu’elle est au-delà du droit civil. Si l’Ukraine faisait ça tout en continuant à recevoir des prêts du FMI, des États-Unis et du Canada, ses créanciers pourraient être tenus pour responsables. Moralement. La question est : quels tribunaux ? Il est vrai qu’Israël fait cette exception ethnique avec les Arabes – mais est-ce que l’Ukraine voudra invoquer cela comme une justification légale ?

Lorsque Cuba ou d’autres pays d’Amérique latine ont cherché à acheter des investissements américains à leur valeur comptable déclarée, cela s’est toujours soldé par des tentatives de coup d’État militaire. Ce serait un acte de guerre. La Russie pourrait exiger des réparations, bien sûr – mais de qui ? Pourrait-elle saisir des actifs occidentaux dans des pays qui soutiennent la junte de Kiev ? Pourrait-elle répondre en nationalisant les sociétés allemandes et françaises puis observer avec amusement le tollé qui s’ensuivra ?

Le Saker : Le gouvernement ukrainien a fait tout ce qu’il pouvait pour couper autant que possible les liens avec la Russie. Le Donbass a été bombardé et complètement aliéné, tous les contrats de défense avec la Russie ont aussi été annulés, les sociétés russes ont l’interdiction de soumissionner pour des contrats en Ukraine, la Russie a été qualifiée de pays agresseur, etc. Cela signifie que pour le moment l’Ukraine veut dépendre à 100% de l’Occident. Croyez-vous que celui-ci (USA + UE + FMI + Banque mondiale + etc.) a la volonté et les moyens de continuer à prêter de l’argent à l’Ukraine ou de soutenir le régime actuellement au pouvoir ? Le gouvernement états-unien peut-il simplement imprimer des dollars et les envoyer à Porochenko ou y a-t-il des limites matérielles à à ce que peut faire l’Occident pour soutenir le régime actuel ? Qu’arrivera-t-il à l’Ukraine si l’Ouest ne peut pas la soutenir, quelle sera la gravité la crise économique, à votre avis ?

Michael Hudson : L’Ouest n’est pas une société de bienfaisance. Ses entreprises ne veulent pas perdre d’argent, et la Constitution de l’Union européenne interdit que la Banque centrale et les contribuables européens financent des gouvernements étrangers. Ils n’achètent des obligations qu’aux banques – et il y a peu de banques qui détiennent des bons du Trésor ukrainien !

Les prochains gouvernements ukrainiens pourraient répudier les transactions économiques passées sous la junte de la même manière que les Alliés ont annulé les dettes intérieures de l’Allemagne en 1947-1948 dans la réforme de la monnaie – selon la logique voulant que la plupart des dettes étaient dues aux anciens nazis. L’actuelle kleptocratie ukrainienne n’est pas une protection très sûre pour garantir les privatisations ou d’autres transactions économiques avec l’Occident, malgré les espoirs de George Soros d’acquérir des terres et des infrastructures ukrainiennes. Même la dette de l’Ukraine à l’égard du FMI et d’autres organismes internationaux pourrait être répudiée comme dette odieuse qui a financé un gouvernement en guerre contre sa propre population.

Le Saker : Il est généralement admis que la récession de l’économie russe a assez peu à voir avec les sanctions imposées contre elle, et que c’est principalement le résultat de la chute des prix du pétrole. Croyez-vous que c’était une coïncidence ou que les États-Unis et l’Arabie saoudite conspirent ensemble pour faire baisser le prix du pétrole, comme ce qui a été fait à la fin des années 1980 pour provoquer l’effondrement de l’Union soviétique ? Où croyez-vous que va le prix du pétrole à court et moyen terme et vous attendez-vous à ce que le rouble augmente de nouveau ?

Michael Hudson : Je ne pense pas que la chute des prix du pétrole était due à une conspiration pour nuire à l’Union soviétique. De nombreux modèles ont montré le rôle de la spéculation financière dans la hausse des prix du pétrole (et ceux d’autres minéraux, lorsque les spéculateurs se sont tournés vers des marchandises pour faire ce qu’ils avaient fait avec des actions et des obligations pendant des années). Les Saoudiens avaient leurs propres objectifs, ils essayaient d’écraser la concurrence étrangère, y compris le pétrole de schiste.

Je ne vois pas le prix du pétrole remonter beaucoup, parce que l’économie européenne est devenue une zone morte, et que la baisse de la dette restreint aussi la croissance économique aux États-Unis.

Pour que la valeur du rouble augmente, il faudrait que la Russie se réindustrialise. La révolution néolibérale après 1991 visait en effet à démanteler l’industrie post-soviétique, de l’extirper jusqu’aux racines. Les agents de l’HIID [Harvard Institute for International Development, un groupe de réflexion destiné à aider les pays à rejoindre l’économie mondiale – Wikipedia] et de l’USAID [United States Agency for International Development]  ont racheté des sociétés russes qui jouaient potentiellement un rôle militaire clé et les ont démantelées.

Pour se réindustrialiser, la Russie a besoin de faire baisser le coût de la vie, emmené par l’immobilier. Elle doit faire ce que les États-Unis ont effectivement fait pour subventionner leur industrie et leur agriculture : d’importantes subventions publiques en prenant à son compte les coûts externes, en fournissant de l’aide à l’agriculture et à la recherche, en soutenant les prix, etc.

Peut-être Poutine pourrait-il convaincre les principaux oligarques qu’ils doivent donner un coup de pouce. Ils pourront garder leur fortune, mais accepteront un impôt sur la rente économique pour empêcher que de nouveaux effets d’aubaine ou des revenus indus ne pèsent sur l’économie russe. Cela tombera lourdement sur les entreprises achetées par des investisseurs étrangers, mettant fin au pompage des dividendes.

Le Saker : La sanction la plus pénible contre la Russie a été le refus de crédits aux entreprises russes. Les Russes pourraient-ils simplement commencer à emprunter à, disons, des banques chinoises, ou y a-t-il des raisons objectives qui empêchent la Russie de le faire ? La Russie est-elle dépendante de banques occidentales et, si oui, pour combien de temps ? La Russie pourrait-elle se désengager des marchés occidentaux et choisir de se tourner plutôt vers l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique ?

Michael Hudson : La Russie a évidemment besoin de se libérer entièrement des banques occidentales. Plus important, elle n’a pas besoin de leurs prêts. (Regardez comment la Chine a construit son économie sans recourir aux crédits de banques étrangères !) La Russie a besoin d’une véritable banque centrale pour financer les déficits du gouvernement, et d’une banque publique pour octroyer des prêts à des conditions favorables. Le gouvernement peut créer des lignes de crédit avec des claviers d’ordinateur de la même manière que les banques commerciales le font sur leurs propres claviers. C’est ainsi que l’Union soviétique a fonctionné pendant des dizaines d’années, après tout.

Il n’y a plus aucune nécessité pour les banques occidentales ou russes de financer les déficits publics. Il y a beaucoup de théoriciens de la politique monétaire moderne [Modern Monetary Theorists (MMT)] qui peuvent expliquer comment la Russie pourrait le faire. C’est la seule manière de minimiser le coût des affaires.

Si les charges financières du secteur privé (occidental, des BRICS ou même intérieur à la Russie) sont intégrées au coût de la vie (immobilier) et des affaires, il sera difficile à la Russie d’être compétitive. Elle a besoin de faire ce que les États-Unis, l’Allemagne et la Chine ont fait. Toute économie prospère dans l’histoire a été une économie mixte. Au lieu de quoi, la Russie est passée d’un extrême à un autre, encore pire – d’une économie étatique à une économie inspirée à l’extrême par Ayn Rand/Hayek/École de Chicago en 1991, avec des conséquences désastreuses – comme si on ne savait rien de l’histoire financière occidentale ni, d’ailleurs, du livre III du Capital de Marx et de la théorie de la plus-value. La réponse la plus efficace serait une création proactive de crédit pour subventionner la réindustrialisation et la modernisation de l’agriculture.

Le Saker : Comment évaluez-vous l’action de la Banque centrale russe par rapport à la baisse des prix du pétrole combinée aux sanctions des États-Unis et de l’Union européenne ? Beaucoup, y compris moi, étaient très critiques à propos des mesures prises, pourtant la Russie a beaucoup mieux tiré son épingle du jeu qu’on ne pouvait s’y attendre et certains prévoient même un retour à la croissance avant la fin de l’année. Elvira Nabiullina et ses collègues ont-ils pris les bonnes décisions en laissant librement flotter le rouble ?

Michael Hudson : La Russie a laissé flotter le rouble parce que l’alternative aurait été que des spéculateurs étrangers du genre Soros se liguent pour piller les réserves de la Banque centrale russe dans un jeu de poker financier. Les banques étrangères auraient créé suffisamment de crédits pour se lancer dans la vente à découvert  pour manipuler les marchés et faire un massacre. La Russie n’est pas bonne à ce jeu, en partie parce que les autorités monétaires russes ont subi un lavage de cerveau à l’idéologie néolibérale, sans réaliser sa dimension antisocialiste, anti-ouvrier, pro-banques et pro-rentiers.

Le Saker : Parmi les diverses propositions qui ont circulé en Russie, deux ont été fortement soutenues : la nationalisation de la Banque centrale indépendante et sa subordination au gouvernement russe et la création d’un rouble totalement convertible soutenu par l’or russe (certains suggèrent de soutenir le rouble avec l’énergie, c’est-à-dire le pétrole et le gaz). Que pensez-vous de ces propositions ?

Michael Hudson : Une banque centrale indépendante (comme la Banque centrale européenne) signifie qu’elle est contrôlée par des banquiers privés, empêchant les gouvernements de financer leurs propres dépenses et les obligeant – et l’économie en général – à compter sur les crédits portant intérêt des banques commerciales privées.

La Russie a besoin d’une véritable banque centrale servant les objectifs du gouvernement – réindustrialiser l’économie et la reconstruire sans la surcharge financière qui a fait gonfler les coûts de l’immobilier, les coûts d’infrastructure, de l’éducation et le coût de la vie à l’Ouest.

En effet, l’or peut faire partie de ce système – pour régler les déséquilibres des paiements internationaux, non pour soutenir la monnaie nationale. Il est devenu clair dans les années 1960 qu’aucun pays ne peut participer à un étalon de change-or et faire la guerre. La fuite de l’or est ce qui a forcé le dollar US à sortir de la couverture or en 1971 – comme résultat direct des dépenses militaires, qui étaient responsables de la totalité du déficit de la balance des paiements des États-Unis.

Sans or, les banques centrales du monde se sont déplacées sur les bons du Trésor américains – des titres émis par le gouvernement pour financer son déficit budgétaire, largement de nature militaire. Cela a signifié que les réserves monétaires mondiales ont monétisé les dépenses militaires des États-Unis pour que ceux-ci  puissent soumettre et déstabiliser les pays qui tenteraient de sortir du système. (C’est ce dont traite mon ouvrage Super Imperialism.)

La manière la plus facile de stopper l’aventurisme militaire US est de restaurer l’or et libérer le monde d’avoir à utiliser une norme américaine militarisée des bons du Trésor comme base monétaire.

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2ème partie : Les Russes, la Chine et les BRICS

Le Saker : Si vous aviez l’attention totale de Vladimir Poutine, Dmitry Medvedev, Anton Siluanov et Elvira Nabiullina – quel conseil leur donneriez-vous ?

Michael Hudson : Ils ont besoin de voir comment les conseils néolibéraux dispensés par HIID et la Banque mondiale après 1991 ont paralysé la compétitivité de leur économie. La privatisation augmente le coût de la vie et des affaires. Les États-Unis, l’Allemagne et les autres économies industrielles qui ont réussi sont parvenues à la puissance mondiale grâce à d’importants investissements publics dans les infrastructures pour contenir les prix des besoins de base : la santé, l’éducation, les retraites, les transports, les communications, l’électricité, l’eau et ainsi de suite.

Au XIXe et au début du XXe siècles, leurs économistes ont expliqué comment les taxes gouvernementales prélevées sur la rente économique – rente foncière, rente provenant des ressources naturelles et rente de monopole (y compris les frais financiers) – n’augmenteraient pas les prix, mais seraient payées en dehors de la rente économique. En revanche, imposer le travail et même les profits non monopolistiques pèse sur le coût de la vie et des affaires. La Russie a été convaincue de ne pas imposer les rentes provenant de ses ressources ni les rentes de monopole pour laisser les banquiers et, au moment voulu, les investisseurs états-uniens et européens, gagner davantage – aux frais du fisc russe.

Si, en 1990, les dirigeants russes avaient lu les livres II et III du Capital de Marx et sa révision des Théories de la plus-value, ils auraient vu à quel point ce dont les critiques du capitalisme industriel voulaient se débarrasser étaient les vestiges du féodalisme.

L’élément manquant dans les réformes économiques actuelles est ce sur quoi les économistes classiques, depuis les physiocrates français jusqu’à Marx et ses contemporains, en passant par Adam Smith et John Stuart Mill, se concentraient : libérer les économies industrielles des vestiges du féodalisme rentier européen. L’accent mis sur la production classique de valeur [par le travail] et la théorie des prix visait à libérer l’économie de la rente, définie comme un revenu non gagné, une plus-value résultant simplement de privilèges : rente des terres non habitées, rente des ressources minérales et naturelles, rente de monopole, intérêts financiers. Le but devrait être d’empêcher les activités rentières – définies comme un transfert de paiements purement prédateur, une activité économiquement non productive à somme nulle.

La théorie classique de la valeur du travail visait à isoler ces formes de revenu (rente foncière, rente de monopole et intérêts), socialement inutiles, et simple héritage de privilèges passés. La solution intermédiaire était de taxer la rente foncière et de monopole (Henry George, etc.). La solution socialiste était de faire passer les secteurs naturels producteurs de rente dans le domaine public.

L’Europe l’a fait avec les grands services publics – transports, communications, services postaux, ainsi que l’instruction publique, la santé publique et les retraites. Les États-Unis ont privatisé ces secteurs, mais ont créé des commissions de régulation pour maintenir leurs prix dans le cadre de la valeur des coûts de base. (Bien entendu, l’emprise réglementaire a toujours été un problème, spécialement lorsqu’il s’est agi des tarifs des chemins de fer.)

Le Saker : La Russie et la Chine ont entrepris quelque chose dont je crois que c’est unique dans l’Histoire : deux anciens empires ont pris la décision politique de devenir mutuellement dépendants l’un de l’autre, créant de fait une relation symbiotique. Par exemple, la Chine a décidé à la base de devenir totalement dépendante de la Russie pour son énergie et son équipement militaire. La Russie, à son tour, espère que l’économie chinoise lui permettra de se diversifier et de croître. Je dirais qu’elles sont à bien des égards parfaitement complémentaires. Êtes-vous d’accord avec cette appréciation ou comment évalueriez-vous le potentiel de la collaboration économico-financière de ces deux superpuissances? La Russie et la Chine pourraient-elles, avec les BRICS et l’OCS, créer une économie et un marché indépendant et libéré du dollar ?

Michael Hudson : Deux dynamiques principales sont essentielles. Tout d’abord, dans le commerce, l’investissement et les accords monétaires, dont il est important de s’assurer qu’ils se maintiendront à long terme. L’Amérique a fourni cette sécurité à long terme à la Russie et à la Chine en indiquant clairement qu’elle s’oppose à la montée en puissance de la Russie comme de la Chine (ainsi que de l’Iran ou de tout autre acteur potentiel).

Et voilà la seconde dynamique : la stratégie américaine du diviser pour régner vise à éliminer un rival potentiel après l’autre. En unissant leurs forces – et en élargissant l’Organisation de coopération de Shanghai pour intégrer l’Iran et d’autres pays – cela oblige les États-Unis à mener une guerre sur au moins deux fronts s’ils se lancent contre la Russie ou la Chine. Donc leur relation à long terme leur offre une sécurité mutuelle contre leur unique agresseur potentiel.

Les investissements dans les pipelines nécessitent une longue période d’amortissement, donc ils ne peuvent pas faire l’objet d’interférences diplomatiques étrangères, ce que les ventes de gaz russes ont tendance à être. L’Europe semble tout à fait prête à laisser ses populations dehors dans le froid en élisant des politiciens qui ont simplement été achetés par l’argent des États-Unis.

C’est la clé tacite de la diplomatie états-unienne : il suffit simplement de corrompre des politiciens, des journalistes, des éditeurs, et d’autres. Tant que le Trésor US peut faire marcher la planche à billet sans limite, tant que les banques centrales dans le monde sont prêtes à absorber ces reconnaissances de dette dollarisées en achetant des bons du Trésor US pour financer les dépenses militaires pour les encercler. L’Amérique est libérée de sa balance des paiements et de la contrainte de sa dette extérieure qui limite les dépenses militaires des autres pays.

Pour contrer cela, la Russie, la Chine et d’autres pays devraient développer un système monétaire et de paiements alternatif au dollar US, un système financier pour remplacer les banques états-uniennes et finalement leur propre banque de compensation par le biais d’une alternative à SWIFT.

S’ils y parviennent, les néoconservateurs états-uniens auront surestimé leur donne – et, ironiquement, seront devenus une force pour la paix mondiale, en amenant le reste des économies, commerces, finances et mêmes systèmes de défenses armés dans le monde à s’unir pour se protéger de la menace des États-Unis. S’ils réussissent, cette menace va céder – mais le retrait des États-Unis ne sera probablement pas beau à voir, ni l’effondrement de son système financier. Le reste du monde devra se protéger contre le contrecoup, en accusant les étrangers.

Le Saker : malgré tous les pronostics pessimistes sur l’avenir du dollar, les États-Unis continuent à en créer à partir de rien, dans le monde entier des pays continuent à utiliser le dollar pour le commerce, la dette états-unienne continue à croître, les pauvres deviennent plus pauvres, les riches deviennent plus riches et rien ne semble changer, même si les États-Unis vont d’un échec à l’autre dans leur politique étrangère. Combien de temps cela peut-il continuer ? Y a-t-il une limite objective au-delà de laquelle ce système ne peut pas perdurer ? Pouvez-vous prévoir un événement quelconque qui forcerait les États-Unis à renoncer à être un empire et à devenir un pays normal comme tant d’autres anciens empires dans le passé ?

Michael Hudson : Il n’y a pas de limite objective à la continuation de la dépendance au dollar, à la déflation et au péonage de la dette tant que les victimes ne ripostent pas victorieusement. L’oligarchie des créanciers des Rome a fait place à l’âge des ténèbres pour presque un millénaire.

L’hégémonie du dollar sera éliminée lorsqu’un véhicule alternatif pourra jouer le rôle de monnaie de réserve internationale. C’est le but de la nouvelle banque des BRICS et du système de compensation bancaire. Ce qu’il faut maintenant est un système de taxe complémentaire et une stratégie d’investissement et de subvention publique.

Plutôt qu’un événement conduisant les néocons états-uniens à renoncer à leurs prétentions, le processus est susceptible de refléter le lent effondrement des économies occidentales.

Le Saker : La Chine et les États-Unis sont à l’évidence sur une trajectoire qui va les faire entrer en collision. Pourtant, beaucoup disent que la Chine et les États-Unis sont trop profondément dépendants l’un de l’autre pour entrer dans un conflit réel. Est-ce que les États-Unis et la Chine sont vraiment dans une relation symbiotique ou la Chine peut-elle se dégager d’une manière ou d’une autre des marchés états-uniens sans provoquer un effondrement de l’économie chinoise ?

Michael Hudson: Il n’y a pas de dépendance réelle, parce que tant la Chine que les États-Unis visent l’indépendance économique et militaire, afin de ne pas tomber dans la subordination. Le but des États-Unis, évidemment, est de rendre les autres pays dépendants financièrement d’eux, ainsi que militairement. C’est pourquoi ils ont besoin d’entretenir un état de guerre – comme une sorte de racket qui les protège, pour extorquer un tribut financier, commercial et d’investissement et une dépendance plus profonde de leurs partenaires.

La Chine et l’Amérique ont une relation mutuelle de commerce et d’investissement. Mais elle n’est pas symbiotique, parce qu’il peut y être mis fin à tout moment sans réellement menacer la solvabilité et la survie de l’autre partie.

La Chine est déjà en train de faire passer sa production des marchés d’exportation au marché intérieur. En termes de politique monétaire, elle finance sa complémentarité économique avec les autres membres BRICS, l’Iran, les pays d’Amérique latine et d’Afrique.

Le Saker : Lorsque vous dites que «la Chine et l’Amérique ont une relation mutuelle de commerce et d’investissement. Mais qu’elle n’est pas symbiotique parce qu’elle peut se terminer à tout instant sans menacer vraiment la solvabilité et la survie de l’autre partie», pouvez-vous expliquer pourquoi vous ne pensez pas que si, disons, les États-Unis et la Chine devaient rompre leurs liens économiques (Walmart & Co.), cela ne nuirait pas gravement aux deux économies ? Walmart n’est-il pas essentiel pour le secteur à faible revenu de l’économie états-unienne et pour maintenir une inflation basse, et les revenus générés par ses liens avec Walmart ne sont-ils pas essentiels pour la Chine ?

Michael Hudson : Ce que la Chine a fourni à Walmart peut maintenant être vendu sur son marché intérieur en plein essor. La Chine n’a pas besoin de plus de dollars. En effet,  la seule chose qu’elle peut faire en toute sécurité avec ses dollars excédentaires est de les prêter au Trésor américain, finançant ainsi le Pivot vers l’Asie de l’armée destinée à encercler la Chine. (Voilà comment la norme des bons du Trésor a remplacé l’étalon-or.)

Walmart, par ailleurs, reste dépendant de ses fournisseurs chinois. Ses responsables d’achat laissent beaucoup moins de profit aux Chinois que ce qu’ils peuvent obtenir sur leur propre marché et sur d’autres marchés asiatiques.

Le Saker : Le modèle capitaliste occidental et sa formule de mondialisation sont critiqués non seulement par la Russie et la Chine mais par de nombreux autres pays dans le monde. Certains disent que la Chine a développé un modèle alternatif de capitalisme d’État. En Amérique latine, le socialisme bolivarien est en plein essor et au Moyen-Orient, la République islamique d’Iran propose aussi un modèle socio-économique différent. Comment voyez-vous l’avenir du système capitaliste, avec son modèle de mondialisation, de banque et de finance, etc. ? Voyez-vous une alternative viable émerger ou le consensus de Washington restera-t-il la seule solution ?

Michael Hudson : L’économie classique était une doctrine sur la manière d’industrialiser et d’accroître la compétitivité – et en même temps, d’être plus honnête – en fixant les prix en fonction du coût réel des productions socialement nécessaires. La doctrine qui en a résulté (avec Marx et Thorstein Veblen comme les derniers grands économistes classiques) a été un guide important sur ce qu’il fallait éviter : des privilèges spéciaux, des rentes, des frais généraux improductifs.

Le but était de créer un modèle de flux circulaire du revenu national distinguant la richesse réelle des coûts généraux. L’idée était de supprimer ce qui n’était pas nécessaire – ce que Marx appelait les excroissances de la société post-féodale qui restaient inscrits dans les économies industrielles de son époque. Lorsque les grands économistes classiques parlaient d’un libre marché, ils pensaient à un marché libéré de la classe des rentiers, libéré des monopoles et surtout libéré du crédit bancaire prédateur.

Bien sûr, nous savons maintenant que Marx était trop optimiste. Il a décrit la destinée du capitalisme industriel comme étant la libération de l’économie des rentiers. Mais la Première Guerre mondiale a changé la dynamique de la civilisation occidentale. Les rentiers ont riposté – l’École autrichienne de Mies et Hayek, le fascisme et les idéologues de l’École de Chicago ont redéfini les libres marchés comme des marchés libres pour les rentiers, libérés de l’impôt sur le foncier et sur les ressources naturelles, libérés de la régulation et de la surveillance publique des prix. L’Ère des réformes a été appelée route de la servitude – et à sa place, les néolibéraux post-classiques ont ouvert la voie au péonage de la dette.

La nouvelle guerre froide pourrait être vue dans ses aspects intellectuels comme une tentative d’empêcher les pays en dehors des États-Unis de réaliser (contre Thatcher) qu’il y a une alternative et d’agir en son sens. La bataille est pour le cerveau et la compréhension de l’économie de la part des gouvernements. Seul un gouvernement fort a le pouvoir de réaliser les réformes que les réformateurs du XIXe siècle ont échoué à mener à bien.

L’alternative est ce qui est arrivé à Rome lorsqu’elle est tombée dans la servitude et le féodalisme.

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3ème partie : Échecs US et perspectives

Le Saker : Quelles sont, à votre avis, les principales conséquences des nombreux échecs de la politique étrangère états-unienne pour l’économie américaine ?

Michael Hudson : Les stratèges états-uniens comparent souvent leur diplomatie géopolitique à un échiquier. Cela peut avoir un sens géographique de l’espace –où est le pétrole, où sont d’autres ressources minérales, quels pays sont en train de devenir suffisamment forts pour être indépendants – mais la diplomatie qui en découle n’est en rien comme un jeu d’échecs. Du moins pas de la manière dont les États-Unis jouent.

Aux échecs, les deux partenaires se déplacent [et surtout se respectent, NdT]. L’idée est de penser plus loin et d’anticiper la stratégie de l’adversaire. De nombreux grands champions étudient les jeux de leurs adversaires et sont familiers de leurs tactiques et de leurs objectifs lorsqu’ils s’assoient pour jouer.

Aucun bilatéralisme semblable dans la politique états-unienne. Dans les années 1940 et 1950, le Département d’État a été complètement vidé de ses experts sur la Chine par le sénateur Joe McCarthy. La purge a été conduite sur la base du principe que la plupart des gens qui connaissaient bien la Chine l’étaient devenus parce qu’ils sympathisaient avec elle, et probablement avec le communisme.

La contradiction interne ici était que sans comprendre les objectifs de la politique chinoise et comment la Chine entendait les atteindre, les diplomates états-uniens travaillaient dans l’obscurité. Naturellement, ils ont pataugé.

Mais revenons à aujourd’hui. Comme l’a noté le néocon du Département d’État US Douglas Feith, quiconque est familier de l’histoire arabe est vu comme suspect, au motif qu’ils doivent lui être sympathiques. Donc le soutien aux oligarques pétroliers d’Arabie saoudite marche main dans la main avec l’anti-arabisme sioniste. Lorsque Feith a interrogé un arabisant expérimenté du Pentagone, Patrick Lang, pour un travail en Irak après l’invasion, Feith a demandé: «Est-ce vraiment vrai que vous connaissez bien les Arabes, et que vous parlez couramment l’arabe? Est-ce que c’est vrai? » Lang a répondu que oui. «C’est trop dommage», a répliqué Feith. (2) Il n’y avait pas de place pour quelqu’un qui ressente une once de sympathie pour ces gens. Lang n’a pas eu le poste.

Donc il est à peine surprenant que l’unilatéralisme américain soit conduit dans une sorte de vide politique. Karl Rove : «Nous produisons notre propre réalité.» Le résultat, c’est l’hybris, qui laisse la place à la chute inévitable. C’est comme conduire une politique étrangère avec un bandeau sur les yeux.

Le principal échec de la politique étrangère états-unienne est celui de la tragédie classique : une faille tragique qui produit précisément l’effet opposé à celui qui était recherché. Ou, comme le disait Marx, des contradictions internes et de l’ironie du sort.

La réponse à votre question dépend de ce que vous entendez par politique états-unienne. Ce qui pourrait être un désastre pour l’économie américaine pourrait ne pas être un désastre pour les intérêts particuliers qui ont pris le contrôle sur cette politique. Les politiciens états-uniens ne sont pas tellement élus par les électeurs que soumis par ceux qui ont financé leurs campagnes. Le poids financier de Wall Street et, derrière lui, l’industrie pétrolière ainsi que le secteur de l’immobilier et le complexe militaro-industriel ont bénéficié au 1%. Cela a été un succès pour eux – du moins dans le sens de la politique des États-Unis qui reflète ce que veut le 1%. Cela a été un échec pour les 99%, bien sûr. Mais ces jours-ci, le 1% peut être à si courte vue que ses objectifs peuvent en effet provoquer le contraire de ce qu’ils cherchent. Cela expliquerait l’échec au Proche-Orient de l’Amérique à comprendre la dynamique des sociétés musulmanes.

Si par échecs, vous pensez aux dommages qui ont été causés, je classerais le plus grave dans l’opposition de l’Amérique aux gouvernements laïques dans les régions musulmanes, conduisant à la lecture la plus extrémiste, la plus littérale de l’islam, couronnée par le wahhabisme saoudien.

Le tournant fatal a commencé en 1953 avec le renversement par les États-Unis du gouvernement iranien de Mossadegh. L’intention était simplement de protéger le pétrole britannique et américain, pas de soutenir l’extrémisme islamique. Mais soutenir le Shah dans une dictature de style latino-américain n’a laissé qu’un seul endroit pratique à l’opposition : les mosquées et les autres centres religieux. Khomeini a conduit la lutte pour la liberté contre la dictature du Shah, ses salles de torture et sa soumission à la politique étrangère états-unienne.

En Afghanistan, bien sûr, les États-Unis ont créé al-Qaïda et ont soutenu Ben Laden pour lutter contre le régime laïque soutenu par l’URSS. L’histoire ultérieure de l’implication US en Irak, en Syrie, au Liban et ailleurs au Proche-Orient a été celle du soutien au wahhabisme saoudien. Et cela a été un désastre à tout point de vue.

Des anthropologues ont critiqué le point aveugle de la politique américaine à propos des divisions ethniques et religieuses à l’œuvre – pas seulement l’antagonisme évident entre les musulmans chiites et sunnites, mais entre le nomadisme des bergers qui a été le contexte de l’extrémisme wahhabite et la doctrine misogyne. Le Proche-Orient a été dominé par des cheikhs depuis quatre mille ans. Mais la politique des États-Unis met l’islam entier dans le même sac, et ces divisions lui échappent.

Étant une démocratie, l’Amérique ne peut pas se permettre plus longtemps une guerre terrestre. Aucun pays démocratique ne le peut. Donc la seule option militaire existant en pratique est de bombarder et de détruire. Cela a été la politique des États-Unis depuis le Proche-Orient jusqu’à l’ancienne sphère soviétique, de l’Amérique latine à l’Afrique, en soutenant des dictateurs qui suivront la politique étrangère des États-Unis et celle de leurs sociétés minières, compagnies pétrolières et autres multinationales.

La politique étrangère des États-Unis, c’est simplement : « Faites ce que nous disons, privatisez et vendez à des acheteurs américains et permettez-leur d’échapper aux impôts par des prix de transfert et des astuces financières, faute de quoi nous vous détruirons comme nous l’avons fait avec la Libye, la Syrie et autres.  »

Le résultat est d’unifier des pays étrangers dans la résistance, les obligeant à créer une voie alternative à l’hégémonie financière des États-Unis. Si l’Amérique avait mené une politique de bénéfices mutuels, d’autres pays l’auraient probablement laissée faire de l’argent avec eux, comme part d’un bénéfice mutuel. Mais la position états-unienne est de tout prendre, pas de partager. Cet égoïsme est ce qui est le plus autodestructeur, finalement.

Traduit par Diane, relu par jj pour le Saker Francophone

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1) Katy Burne, “ISDA: Greek Debt Restructuring Triggers CDS Payouts,” Wall Street Journal, March 9, 2012.

2) Steve Clemons, “Pat Lang & Lawrence Wilkerson Share Nightmare Encounters with Feith, Wolfowitz, and Tenet,” http://washingtonnote.com/pat_lang_lawren/ , citing Jeff Stein, Congressional Quarterly

 

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