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L’échange De Villepin-Védrine sur l’intervention militaire en Irak et en Syrie – CSOJ

27 novembre 20140
L’échange De Villepin-Védrine sur l’intervention militaire en Irak et en Syrie – CSOJ 5.00/5 2 votes

Publié le : 23 novembre 2014

Source : les-crises.fr

Nous livrons ici la transcription intégrale des échanges entre Dominique de Villepin et Hubert Védrine à l’occasion de l’émission Ce soir ou Jamais du 26 septembre 2014, sur l’intervention militaire en Irak et en Syrie (les-crises.fr).

FT=Frédéric Taddeï ; DDV=Dominique De Villepin ; HV= Hubert Védrine)

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FT : Alors, cette guerre, DDV, vous pensez que c’est une erreur, j’allais dire une de plus. Vous pouvez nous expliquer pourquoi ?

DDV : Les interventions militaires, quand elles sont circonscrites, avec un objectif ciblé, limité, peuvent être efficaces, et elles font partie de l’arsenal que toute démocratie doit être capable d’utiliser dans certaines circonstances, avec raison, et de la façon la plus maîtrisée possible. Mais dans le cas présent, nous sommes engagés, et le chef de l’état l’a dit de la façon la plus claire – les américains le disent de la façon la plus claire – dans une « guerre contre le terrorisme ». La « guerre contre le terrorisme » ne peut pas être gagnée. On ne peut même pas donner de pourcentage ; l’échec est annoncé. Pourquoi ? Parce que le terrorisme est une main invisible, mutante, changeante, opportuniste. On ne se bat pas contre une main invisible avec les armes de la guerre. Il faut être capable d’employer la force de l’esprit, la ruse, les moyens de la paix pour désolidariser des forces qui s’agglutinent autour de ces forces terroristes. Donc il faut une stratégie politique, une vision politique, et une capacité à penser l’action très au-delà des bombes et de l’action militaire stricto sensu. Donc, c’est inefficace. Tout ce que nous savons – et il n’y a pas de contre-exemple – tout ce que nous savons de ce type de guerre menée depuis des décennies, et en particulier depuis l’Afghanistan, a conduit à l’échec. Il n’y a pas d’exemple aujourd’hui – Afghanistan, Irak, Libye – qui ne conduise pas à davantage de guerre et davantage de chaos. Nous sommes donc dans la situation où, par la guerre, nous voudrions faire mieux que lors de la précédente guerre que nous avons menée…

Ayons conscience que cet « état islamique », DAESH, nous l’avons nous-mêmes en grande partie enfanté : de guerre en guerre, de cette guerre en 2003, du départ [des américains stationnés en Irak] de 2011, du lâchage des rebelles syriens – il y a un cercle vicieux dans lequel nous nous sommes enfermés. Et, par ailleurs, non seulement c’est inefficace, mais c’est dangereux.

Parce que cette région du Moyen-Orient – et on pourrait prendre l’ensemble du monde arabo-musulman – est traversée de crises, traversée de blessures, meurtrie. Il est, en plus, en profonde crise de modernisation, avec en son coeur une crise sociale qui frappe violemment les classes les plus défavorisées, et les classes moyennes, du fait de la corruption, du fait de la rente pétrolière – et qui est marqué de profondes inégalités. Une grande partie de ces djihadistes viennent de cette classe moyenne. Et donc, nous alimentons le cycle de la surenchère.

On veut croire que les images d’horreur que nous voyons malheureusement de ce côté-ci sont des repoussoirs. Mais ce sont aussi des phénomènes d’aimantation pour certains. On ne voit pas les mêmes images de l’autre côté de la Méditerranée, on ne voit pas le même spectacle, on ne les interprète pas de la même façon, parce qu’il y a des identités blessées. Et ce qui est vrai là-bas, est malheureusement aussi vrai chez nous. C’est-à-dire que la surenchère a des conséquences sur le recrutement des djihadistes là-bas, et elle a des conséquences ici.

Par ailleurs, nous frappons en Syrie, et en Irak. Nous frappons un ennemi terroriste. Et quel est le résultat ? L’horreur que nous connaissons pour notre compatriote, Hervé Gourdel, qui est, lui, lâchement assassiné – où ? Dans les montagnes d’Algérie ! C’est dire que, demain, toutes ces minorités, qui brandissent l’étendard de l’Islam, agissent au nom de l’Islam – ce n’est évidemment pas l’Islam, le problème. C’est le drapeau de l’Islam qui est brandi. Hé bien ces minorités qui existent aussi bien en Birmanie, en Malaisie, en Thaïlande, en Indonésie, dans l’ensemble du monde arabe, de la même façon au Maghreb ou en Afrique – hé bien, partout, ces minorités peuvent se solidariser. C’est-à-dire que nous assistons, par cette « guerre contre le terrorisme », à une cristallisation de l’ensemble de ces groupes qui établissent des passerelles entre eux, à une surenchère pour savoir lequel sera le plus cruel, le plus meurtrier, le plus violent : parce que c’est une façon d’attirer les djihadistes, d’attirer de l’argent. Et, au-delà de cela, donc, il y a une course vers la mort, une course vers davantage de djihadistes, qui est effroyablement dangereuse pour nous.

Et je voudrais terminer en disant : je veux bien faire le fanfaron, ce soir. J’aimerais pouvoir dire que nous sommes prêts. J’aimerais pouvoir dire que nous n’avons pas peur. Mais c’est faux. C’est faux parce que nous sommes, nous les français, une société démocratique qui n’a pas engagé de processus sécuritaire au point d’autres sociétés démocratiques – je pense à la société américaine. Les communautés étrangères américaines dans le monde sont bunkérisées, barricadées, il n’y a pas un cheveu qui dépasse. Et donc, le risque est infiniment moindre que pour l’un des nôtres. C’est le chemin qu’a emprunté la société israélienne, c’est le chemin de la politique sécuritaire. Ce n’est pas le chemin de la France. Nous sommes exposés aux quatre vents, en particulier au Maghreb, au Moyen-Orient, en Asie – donc dans une situation de vulnérabilité. Et ce qui est vrai là-bas l’est aussi chez nous.

J’aimerais que nous prenions conscience de la complexité. Je veux bien qu’on prenne la tête d’une croisade, mais je veux qu’on mesure les risques. Et surtout, savoir que cette croisade ne peut pas être gagnante. Nous alimentons un processus de destruction. Nous alimentons un processus de haine. Et ce que je dis, ce n’est pas pour ne rien faire, car il y a évidemment beaucoup à faire, mais dans une toute autre direction : [celle] d’une stratégie politique, d’une stratégie d’accompagnement militaire, en mettant en avant ceux qui, d’abord, doivent réagir : c’est les pays de la région eux-mêmes – il y a près de 500, 600 avions de chasse dans la région, qui appartiennent aux pays du Golfe. Ils sont parfaitement capables de mener la riposte. Nous suivons les américains qui, comme toujours, cherchent un ennemi à travers la planète, sont engagés dans une sorte de messianisme universel. Nous, français, ce n’est pas notre rôle. Ce n’est pas notre vocation. Nous sommes des faiseurs de paix, des chercheurs de dialogue. Nous sommes des médiateurs. Nous sommes là à contre-emploi et à contresens, entraînés dans une logique qui est sans issue. Car cette « guerre contre le terrorisme », c’est une guerre sans fin. C’est une guerre perpétuelle. Nous savons qu’elle ne peut pas s’arrêter. La haine entraîne la haine. La guerre nourrit la guerre.

FT : HV, vous, vous la jugez inévitable, cette intervention ?

HV :
Oui. Je le dis à regret. Je suis conscient qu’il y a beaucoup d’arguments justifiés dans ce qu’a dit DDV. Je trouve mauvaise l’expression « guerre contre le terrorisme » qui a été utilisée par Georges W. Bush, parce qu’elle appelle facilement les critiques en question –

DDV : reprise par les dirigeants français.

HV : Oui. Mais, bon, c’est pas le fond du sujet, en fait. C’est peut-être une erreur de communication. Mais il ne s’agit pas du terrorisme en général. Il s’agit de ce qui se passe en Irak et en Syrie – dont on peut juger, et je juge ça, que ça atteint un degré de déstabilisation, de barbarie, de risque de contagion, de risque de sanctuaire pour l’ensemble des zones terroristes sous différentes formes, tel qu’une réaction, y compris militaire, mais pas uniquement, était devenue inévitable. Et je ne pense pas qu’on puisse plaquer sur le président Obama, disons, les critiques habituelles contre les États-Unis comme ils l’étaient à d’autres moments. C’est pas le cas. Obama, il a été élu pour retirer les États-Unis de l’impasse des guerres de Bush. Et s’il se résigne à ça – donc c’est pas du tout sa tentation, c’est pas du tout sa ligne, en fait il aurait voulu l’éviter – c’est que, vraiment, un moment donné, trop c’est trop, et qu’il y a un risque qui n’est pas qu’occidental. Donc je ne crois pas qu’on puisse parler de croisade. Il faut éviter dans nos commentaires de faire de la publicité : « la France qu’une mouche a piqué, la France qui se précipite dans l’affaire… » C’est un phénomène beaucoup plus vaste. Je pense qu’il y a un début de coalition –

DDV : Jusqu’à présent, nous sommes le seul pays européen engagé. Les britanniques vont suivre, mais au départ nous avons pris le leadership dans cette affaire. Seul pays européen.

HV : C’est pas une preuve, car on l’est dans beaucoup de cas, où on dénonce justement la lâcheté, l’incapacité des autres européens. Donc, dans la plupart des cas, c’est plutôt un argument pour la France, ça. En tout cas, je pense qu’il y a une coalition en formation, dans laquelle il y a beaucoup de pays arabes, que ça rejoint une [espèce] d’affrontement immense au sein de l’Islam. C’est en train de produire quelque chose qui est extrêmement intéressant : qui est que, pour la première fois à ce stade, à ce niveau, en fait, on voit des musulmans de partout, notamment en Europe, qui disent – vous avez vu la campagne « Pas en mon nom ». « C’est pas l’Islam, cela ».

FT : « Not in my name », une campagne anglaise. On l’a là, d’ailleurs, on vous la passera tout à l’heure.

HV : Autant c’est choquant quand c’est les autres qui passent leur temps à faire l’amalgame et à dire aux musulmans : « Expliquez-vous là-dessus ! », autant quand ça vient du monde musulman, quand ça vient pas simplement des recteurs ou des imams, hein, mais des gens, des jeunes, des réseaux sociaux.

FT : En France, c’est : « Nous aussi, nous sommes des ‘sales français’ ».

HV : Donc, ça, c’est quand même extrêmement intéressant, et je pense que la réalité de la menace va entraîner donc l’obligation de la coalition, va faire bouger les uns et les autres, que ça va obliger les saoudiens à accepter le retour dans le jeu jusqu’à un certain point des iraniens, que ça va obliger à un moment ou à un autre les turcs à sortir de leur triple jeu, que ça oblige la France à bouger elle-même sur sa position iranienne – d’avant – que ça va l’obliger à bouger sur la question syrienne, que, que, que…enfin, etc. Bref, y a une série de –

FT : On va l’aborder d’ailleurs, cette question de la coalition.

HV : Je le mets dans le positif. Dans le positif dans le sens que j’ai dit que c’était malheureusement inévitable. Je pense que les autres solutions n’existent pas. Je pense que la conclusion de DDV débouche, pour le moment, sur rien.

DDV : Ah non, on en reparlera –

HV : Oui, on va en reparler, mais –

DDV : Il y a beaucoup à faire.

HV : Oui, mais une stratégie, une politique, je –

DDV : Non, non non non non. Il y a beaucoup à faire de choses concrètes.

HV : Je pense qu’il est impossible – et dieu sait que je suis d’accord là-dessus : la stratégie, je pense qu’il y a belle lurette que les occidentaux auraient dû imposer le règlement de l’affaire du Proche-Orient, que c’est une sorte d’absurdité totale, même sur le plan de la Real Politik, qu’il n’y ait pas un état palestinien à côté de l’état israélien, la politique de l’Occident à été nulle, incapable, lâche, tout ce qu’on veut. Bon. Je pense tout ça. Je pense tout ça. Donc, je suis pour la stratégie politique, et je pense que dans la reconstruction de l’Irak après, parce que si après les frappes, il se passe rien, ça va recommencer. Donc, il faut un régime en Irak qui arrive à faire cohabiter les communautés. Donc, il faut un certain degré d’accord avec les iraniens. Donc, il faut changer de politique occidentale – Un moment donné, dans l’affaire syrienne, on aura besoin de Poutine. C’est peut-être d’ailleurs une occasion de sortir par le haut de l’impasse dans laquelle on est en Europe sur l’affaire ukrainienne. Donc, il y a toute une grande politique, qui à mon avis pourrait se développer – on retrouverait le terme de stratégie – mais je pense pas qu’on l’obtiendra par la passivité, là.

DDV : Il s’agit pas de passivité.

HV : Je ne crois pas que le fait de dire « ça nous regarde pas », « l’amalgame », « c’est très compliqué », « c’est dangereux » – je pense que ça nous affaiblirait politiquement plutôt que l’inverse. Donc, sur ce point, j’ai un désaccord assez net ; et pour moi , il n’y a aucune contradiction entre ce qui a été entamé maintenant, et la suite d’une coalition durable, qui fonctionnerait, et qui déboucherait sur une stratégie politique. Je sais que c’est dur. Je sais que s’il y a pas cette stratégie politique, ça – tout ça n’aura servi à rien. Mais, après avoir tout dit, je dis que je pense que c’est inévitable.

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