Economie

Déconnants décodeurs – Par Jacques Sapir

25 septembre 20140
Déconnants décodeurs – Par Jacques Sapir 5.00/5 3 votes

Publié le : 24 septembre 2014

Source : russeurope.hypotheses.org

Le 20 septembre dernier Le Monde, dans sa rubrique des « décodeurs », publiait un article de Maxime Vaudano sous le titre racoleur « La sortie de l’euro prônée par le Front national nous ruinera-t-elle ? » [1]. Ce papier contient des ambiguïtés et des erreurs, parfois si énormes, que l’on se demande s’il ne ressort pas d’une rubrique humoristique des « déconneurs ». Je n’aurai pas eu vocation à le commenter si je n’étais cité, et souvent mal cité, dans le cours de cet article. Me voici donc contraint de rétablir les faits, une fois pour toute.

1. Au sujet de la dette publique.

L’article se focalise sur la dimension juridique du problème et présente comme un « scénario radical » la redénomination en Francs des montants de dette souveraine souscrit dans des contrats de droit français. Il m’attribue une position mais sans donner les raisons qui fondent cette dernière : « L’économiste Jacques Sapir n’a aucun doute sur le sujet : « un principe juridique s’impose à tous », et ils perdront devant les tribunaux. ». En fait, les OAT et autres bons du Trésor émis en droit français stipulent que c’est dans la monnaie ayant cours légal en France que ces dettes seront remboursées. La monnaie ayant cours légal fut le Franc, puis l’Euro, et pourrait parfaitement redevenir le Franc. Il convient de regarder quelle est la jurisprudence internationale en la matière, depuis la fin des années 1920. Elle est constante sur ce point : un Etat rembourse dans « sa » monnaie, du moment qu’il a emprunté dans celle-ci, et peu importe le nom de cette dernière. C’est ce que l’on appelle la « lex monetae », mais ce principe est en réalité antérieur au nom juridique sous lequel il est connu. Si la France décidait donc de sortir de l’Euro et de rétablir le Franc, la conversion se ferait de droit, automatiquement. La meilleure preuve est donnée par un des arguments présentés par Vaudano :

« Meilleure preuve : la mesure radicale prise fin 2011 par la Banque d’Angleterre : suggérer aux institutions financières d’intégrer systématiquement dans leur contrat une clause de sortie de la zone euro, pour réduire l’incertitude en cas de changement de monnaie de leurs débiteurs. ». Si la Banque d’Angleterre a fait cette suggestion, c’est en réalité pour protéger des investisseurs britanniques contre l’application du principe juridique cité. S’il y avait eu en la matière ce que les juristes appellent un « doute raisonnable » que les dettes puissent être remboursée dans une autre monnaie que celle du pays considéré, la BofA n’aurait pas eu besoin de faire cette recommandation. En la matière, le problème n’est pas celui d’un possible conflit entre la loi française et la loi européenne. L’Euro, d’ailleurs, n’est pas assimilable à une mesure relevant du droit européen, mais d’un droit particulier de coordination des Etats membres, ce que vérifie la structure de la Banque Centrale Européenne qui n’a pas supplanté les Banques Centrales des différents Etats. Il eut suffi au rédacteur de l’article de consulter des juristes qualifiés en la matière, ce qu’il n’a visiblement pas fait.

Mais, il y a une dimension économique à cette question, qui est d’ailleurs traitée avec la même légèreté dans l’article incriminé. La question se pose de savoir quelle sera la réaction des investisseurs face à une sortie de la France de l’Euro, accompagnée d’une forte dépréciation de notre monnaie tant par rapport au Dollar qu’au Deutschemark.  Cette réaction sera la même que celle d’un investisseur français, ou américain, décidant d’acheter de la dette souveraine japonaise. Tout investisseur sait qu’il court un risque de change, soit négatif (la monnaie du pays se déprécie et il perd de l’argent) soit positif (la monnaie du pays s’apprécie, et il gagne de l’argent). L’investisseur arbitre entre ces risques. Ce qui est vrai aujourd’hui pour le Japon et les Etats-Unis, et qui l’était avant 1999 pour la France, le redeviendra avec une sortie de l’Euro, entraînant rapidement une dissolution de fait de la zone Euro. On va dire, alors, que ces investisseurs étrangers vont se détourner du « risque » français. Mais, il faut considérer la masse d’épargne qui cherche à se placer dans le monde entier. L’Allemagne, pays de référence, n’a qu’une dette limitée, et qui ne devrait guère s’accroître dans les prochaines années. L’arbitrage sera donc entre la dette française, la dette italienne, la dette espagnole, etc…Qui, honnêtement, peut penser qu’après un éclatement de l’Euro, ce que provoquerait il n’en faut pas douter une sortie de la France, nous serions plus mal traités que l’Italie, l’Espagne, sans même parler du Portugal ou de la Grèce ?

Par ailleurs, les autorités françaises disposent des moyens visant à rediriger l’épargne française vers la dette publique. Ces méthodes étaient couramment employées avant 1986. On pense ainsi au plancher minimum de détention d’effets publics dans le bilan des institutions financières (banques et assurances). Ce plancher, ajustable tous les six mois, permet de réguler la demande de la part de ces institutions financières pour des titres publics, et donc d’en réguler aussi le coût.

Ainsi, une présentation objective de la question aurait du conduire l’auteur de l’article a dire qu’il n’y avait aucun problème juridique et les problèmes économiques étaient gérables.

2. La question des dettes privées.

Le sieur Vaudano, après avoir (mal) cité mes travaux sur la dette publique, oublie carrément ceux qui parlent des dettes privées. C’est attristant de constater cette déficience chez un journaliste. Soit il est atteint d’une affection rare, la Sapirphobie qui l’empêche d’aller jusqu’au bout de la lecture des différents travaux que j’ai réalisé, que ce soit en collaboration ou seul, sur le sujet. Soit il en perd la mémoire à peine les a-t-il lus. Dans ce cas, c’est une forme précoce et très préoccupante de perte de mémoire, qui devrait être reconnue comme maladie chronique par la Sécurité Sociale et lui valoir le statut de longue maladie.

Pour tous les autres lecteurs, ni atteint de troubles de la mémoire ni de la Sapirphobie je rappelle que le problème des dettes privées est discuté dans l’étude publiée à la fondation ResPublica en septembre 2013, mais aussi à de multiples occasions sur mon carnet RussEurope. J’ai eu l’occasion de montrer que cette question soit n’en était pas une (l’endettement des ménages et des PME se fait en droit français) soit, pour les sociétés transnationales, les dettes doivent être mises en regard des bénéfices, qui sont largement fait en dollars. On peut même considérer à cet égard qu’une sortie de l’Euro et une dépréciation du Franc auraient des avantages importants pour des sociétés qui font une large part de la dette privée « en droit étranger », comme Total SA, Renault-Nissan et Loréal. En fait, la répartition par origine et par cadre légal d’émission peut être trouvée, en particulier chez Nomura Securities.

Tableau 1

A-001

Pour tout dire, l’article du Monde porte à s’inquiéter sur l’état de santé de son auteur, auquel on ne saurait que conseiller un long repos….

3. Sortie de l’Euro et changement de cadre financier

Par contre, il y a un problème qui n’est pas abordé dans cet article et qui est central : une sortie de l’Euro impliquerait, que l’on en est conscience ou non, une modification importante du cadre et des institutions financières françaises. En fait, l’Euro sert aujourd’hui de clé de voute à un cadre institutionnel qui se caractérise par la domination des pratiques financières sur l’ensemble des autres pratiques, et en particulier sur celles reliées à la production et à l’innovation. Sortir de l’Euro impliquerait de modifier très rapidement, en fait en quelques semaines, le cadre des institutions financières, qu’il s’agisse du statut de la Banque de France (qui perdrait son indépendance), de la mise en place de formes adaptées de contrôles des capitaux, ou encore de mesures que l’on a citées comme le plancher des effets publics dans le bilan des institutions financières (banques et assurances). Ceci conduirait à une définanciarisation partielle de l’économie française. C’est en réalité l’un des objectifs de long terme d’une sortie de l’Euro, et c’est pourquoi cette sortie est l’objet de telles attaques de la part des banques et des gens qui y sont liés. Ce qui se joue autour de la question de savoir si nous devons rester ou sortir de l’Euro c’est bien la domination actuelle de la sphère financière sur la sphère des activités productives.

Or, cette domination de la sphère financière a eu un coût très lourd sur l’économie française. Une étude économétrique récente chiffre à 12% du PIB de 2000 à 2010 dans le cas de la France [2]. En fait, cette étude réalise un calcul à minima qui tend à sous-estimer l’impact de l’Euro. D’autres calculs conduisent à penser qu’avec les effets d’entraînement qui ne se sont pas produits, c’est probablement autour de 15% du PIB que nous aura coûté l’Euro. Si l’on étend ces résultats jusqu’à la période actuelle, on obtient alors cette courbe spectaculaire, qui est réalisée à partir de l’étude citée.

Graphique 1

 A-Croissance GR

De cela, les lecteurs du Monde n’en sauront rien, comme ils n’auront pas accès aux différents travaux des partisans d’une sortie de l’Euro (je pense aux études de A. Bagnai en Italie, ou de Brigite Granville en Grande-Bretagne, ou encore de Stefan Kawalec et Ernest Pytlarczyk et de Heiner Flassbeck et de Costas Lapavitsas, et bien entendu un large part des miens). Mais, arrivés à ce point, on peut se demander si l’information est encore un souci majeur du sieur Vaudano et du journal Le Monde…

Jacques Sapir

_____

[1] http://www.lemonde.fr/mmpub/edt/zip/20140916/181452/index.html

[2] Puzzello L. et Gomis-Porqueras P., Winners and Losers from the euro, discussion paper, Monash University, Indiana University and University of Oregon, Janvier 2014.

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