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« Pour changer d’Europe, il faut une volonté gaullienne à l’Elysée » – Entretien avec Christophe Beaudouin

22 mai 20140
« Pour changer d’Europe, il faut une volonté gaullienne à l’Elysée » – Entretien avec Christophe Beaudouin 5.00/5 4 votes

Publié le : 16 mai 2014

Source : libertepolitique.com

Christophe Beaudouin, anhttp://www.libertepolitique.com/Actualite/Decryptage/Pour-changer-d-Europe-il-faut-une-volonte-gaullienne-a-l-Elyseecien avocat et conseiller d’un groupe de parlementaires européens, fait paraître La Démocratie à l’épreuve de l’intégration européenne (LGDJ, 2013), livre issu de la thèse de doctorat en droit qu’il a soutenue le 29 mai 2013. Celle-ci constitue l’unique étude scientifique analysant les conséquences de l’intégration européenne sur la démocratie. Elle a été saluée par le jury de l’Université Paris-Descartes d’une mention « très honorable ».

L’auteur y décrit l’Union européenne comme un « laboratoire expérimental de la gouvernance mondiale » pour laquelle il n’y a plus de citoyens mais des individus déracinés, hédonistes et consuméristes. En abandonnant des pans entiers de souveraineté, les États européens ont acté le changement de régime qu’annonçait Philippe Séguin en 1992, de la démocratie à l’oligarchie technocratique. L’urgence est donc à un retour du politique, c’est-à-dire des nations en Europe. Pour ce faire, des élections européennes ne suffiront pas. Christophe Beaudouin en appelle à un rapport de force politique, à l’image de ce qu’avait fait le Général de Gaulle avec la politique de la chaise vide.

Liberté politique : Jacques Delors, que vous citez dans votre thèse, parle d’ « objet politique non identifié » à propos de l’Union européenne. Vous la définissez comme un processus, qui tend vers la « gouvernance » du monde par le marché et le droit subjectif. Pourquoi ?

Christophe Beaudouin : Jacques Delors a presque raison, si je puis me permettre. L’européanisation est un « processus d’union sans cesse plus étroite » comme l’affirme le préambule du traité depuis 1957. C’est-à-dire qu’elle n’est pas une institution ou un but mais qu’elle se définit par son propre mouvement, un processus perpétuel, à l’image de l’architecture babélienne du Parlement de Strasbourg dont le sommet présente un aspect inachevé. C’est pourquoi les juristes peinent à la qualifier selon les catégories traditionnelles du droit public.

Ceci marque l’affaissement de la démocratie comme régime politique de « gouvernement de soi » par le peuple, au profit de la démocratie comme processus d’égalisation absolu, par la fin des limites et distinctions au nom du droit de tous sur tout. Le citoyen est dépossédé, anéanti, au profit d’une culture hors sol de l’individu. Le politique, plus particulièrement le représentant du peuple, s’est volontairement démis du pouvoir de dire le droit et d’organiser la vie économique et sociale de la société.

Selon une étude du ministère allemand de la Justice, en 2004, déjà 81,6% de nos lois avaient Bruxelles pour origine. Je dirais donc plutôt que l’Union est un « objet identifié non-politique » : elle traduit la sortie effective du politique. L’État membre ne l’est plus qu’au sens organique de « démembrement » d’un système qu’il a bâti, qu’il finance, dont il adopte et exécute les décisions et dont il pare de sa propre légitimité.

Les élites européennes ont en réalité renoncé aux responsabilités décidément exigeantes de la souveraineté. Alors que la mondialisation exigerait l’inverse ! Nulle part au monde les grandes puissances n’ont fait une chose pareille. La fin des frontières et les abandons de souveraineté démocratique consentis depuis un peu plus de vingt ans au système de gouvernance européen – Bruxelles, Francfort et Luxembourg pour les affaires économiques et juridiques, la Cour de Strasbourg pour les droits et libertés individuels — marquent le basculement du régime démocratique vers la « technocratie de marché ».

Elle est le laboratoire expérimental de la gouvernance mondiale, qui compte déjà près de 2000 organisations formant une « administration globale » produisant un droit global supérieur et immédiat. Ainsi, les « deux Europe » – celle des droits fondamentaux avec le Conseil de l’Europe aujourd’hui relayé par l’Union et celle du marché unique européen puis mondial – procèdent d’un seul et même mouvement unificateur, sous l’autorité et l’impulsion de la jurisprudence prétorienne européenne.

Plus exactement, elles procèdent l’une de l’autre : la libéralisation culturelle portée par l’abolition des hiérarchies, des interdits, des « tabous » et des frontières de toute nature avec les nouveaux droits de l’homme et la promotion des « minorités », constitue la prémisse et le pendant à la libéralisation économique intégrale portée par le marché unique et la globalisation. En rompant leurs attachements familiaux, nationaux, sociaux, culturels ou institutionnels, les individus peuvent mieux jouer leur rôle indispensable à l’extension et au fonctionnement du marché, en particulier grâce à une meilleure perméabilité au marketing, par l’acte de consommation.

En retour, l’extension du règne de la marchandise à tous les domaines de l’existence nourrit cette culture de transgression et d’abolition de toutes les limites. Ainsi, le régime de l’Union européenne porte à merveille l’utopie mondialiste d’un univers illimité et unifié peu à peu par le mouvement perpétuel des capitaux, des biens, des services, des individus et des mœurs, à la faveur du développement technologique et des « droits » conçus comme le cœur des valeurs démocratiques. Il est le régime d’un univers peuplé d’individus, de plus en plus atomisés et déracinés, titulaires de multiples droits subjectifs, de peu de devoirs et responsabilité qu’elle soit collective ou individuelle, et soumis aux seules obligations qu’ils ont consenties.

Philippe Séguin craignait que 1992 ne soit le contraire de 1789. En quoi ce processus d’intégration européenne que vous décrivez se fait-il contre la démocratie, alors que l’UE prétend la défendre ?

Dans son fabuleux discours de 1992 devant l’Assemblée nationale, Philippe Séguin a annoncé le basculement vers un régime oligarchique. Ce que j’appelle « technocratie de marché » est une rupture non seulement avec la nation de 1789 mais aussi avec celle les « quarante Rois qui ont fait la France ». Elle est le symptôme d’une démocratie fatiguée en tant que régime, sortie de son champ politique comme un fleuve en crue s’engouffrant partout ailleurs — dans la famille, à l’école, dans les églises —pour effacer les limites, distinctions et hiérarchies. L’ensemble UE-Conseil de l’Europe est le régime de cette liberté extrême et cette égalité extrême annoncé par Montesquieu et Tocqueville.

Il y a en réalité devant nous bien autre chose qu’un simple « déficit démocratique ». Avec cette formule en trompe-l’œil, répétée sur le mode de la dénonciation incantatoire, une doxa européenne a pu faire, par la négative, de la légitimité démocratique de l’Union et de son droit un postulat indiscutable : en concédant une insuffisance, on présuppose l’existence du tout. Un « déficit », au moins, peut-il être comblé.

En l’espèce, on jure la main sur le cœur que le système doit corriger absolument son « déficit » de légitimité et ce, généralement, en accélérant sa marche unificatrice et le transfert de compétences au profit d’organes technocratiques. Or, en fait de « déficit », on découvre vite un vertigineux abysse démocratique, creusé au fil de l’intégration par la maladie originelle de la construction européenne qui dissout, peu à peu, non pas seulement les souverainetés nationales, mais tout principe de souveraineté politique. Une maladie qui prive la postestas européenne de la légitimité qu’une auctoritas pourrait lui conférer.

« Il n’y a plus de Ve République ni de République du tout, au sens de la Res Publica »

 À partir des conditions politiques posées à l’adhésion depuis le Conseil européen de Copenhague, en 1993, et de celles énumérées par les traités, qui font écho à celles des Nations-unies, on peut déterminer et rassembler un certain nombre de critères de l’État de droit démocratique, au regard du droit européen.

J’y ai dénombré sept critères constitutionnels à partir desquels il est possible de jauger l’ordre juridico-politique européen, dès lors qu’ils émanent de l’Union et de ses États membres en tant que tels. Naturellement non exhaustifs, ces sept critères constituent le minimum constitutionnel démocratique. Rappelons qu’ils sont à la fois complémentaires, interdépendants et équivalents :

  1. la primauté du droit
  2. la séparation des pouvoirs,
  3. la stabilité institutionnelle,
  4. l’égale représentation des citoyens,
  5. la responsabilité politique,
  6. l’intelligibilité du pouvoir et
  7. la neutralité constitutionnelle.

Force est de constater que le régime européen post-démocratique dans lequel nous sommes entrés presque sans nous en apercevoir au cours des trente dernières années, ne respecte aucun de ces critères constitutionnels de la démocratie politique. Or je rappelle que l’article 89 de notre Constitution de 1958 interdit toute révision qui porterait atteinte à « la forme républicaine du gouvernement ».

Cette gouvernance supranationale et technicienne, cet « empire » comme dit Barroso, qui marginalise les parlements nationaux et le vote référendaire des peuples (2005, 2008) n’est assurément pas un régime de forme ni de finalité républicaine, un « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » tel que défini aux articles 1 et 3 de la Constitution. La légalité des révisions constitutionnelles préalables à la ratification des derniers traités européens est donc plus que douteuse au regard de l’interdiction posée par l’article 89. Depuis 1958, les deux tiers de la Constitution française ont été modifiés, notamment pour y faire pénétrer l’ordre juridique européen. Il n’y a plus de Ve République ni de République du tout au sens de la Res Publica.

Vous citez Luuk Van Middelaar dans l’introduction : « Le cercle des États précède l’Union. » Quelle est la responsabilité des États dans ce processus d’intégration qui leur lie les mains ?

Toute l’histoire de la construction européenne, c’est l’acquiescement implicite ou explicite des représentants des États aux coups de force menés de l’intérieur par une minorité d’ultras européistes déterminés, à la Cour de justice de Luxembourg et à la Commission en particulier.

Seul de Gaulle sut vraiment s’opposer aux embardées de Bruxelles, en décidant la politique de la chaise vide qui déboucha sur l’heureuse solution du Compromis de Luxembourg en 1966 favorisant l’avancée de l’Europe dans le respect et la confiance mutuelle. L’élection de François Mitterrand ferma cette parenthèse de l’Europe des nations pour ouvrir toutes grandes les portes de la France et de l’Europe à la technocratie de marché avec l’Acte unique de 1986 puis Maastricht en 1992.

Avec la crise financière et de l’euro, les États créditeurs ont dû reprendre un peu la main à travers le Conseil européen, la seule instance vraiment démocratique de l’Union aujourd’hui. Mais ce fut pour adopter des mécanismes encore plus technocratiques de mise sous tutelle économique et budgétaire des démocraties nationales (six Pack, two Pack, Semestre européen, TSCG).

D’après les sondages et les taux d’abstentions aux précédents scrutins, les Français se désintéressent des élections européennes. Sont-elles d’un intérêt autre que symbolique ? Une victoire de partis souverainistes peut-elle changer la donne européenne ?

La méfiance des Français n’est que le reflet de celle des Européens en général à l’égard d’un processus dans lequel ils ne se reconnaissent plus, parce qu’il les prive à la fois de leurs droits citoyens, dissout leurs identités et compromet l’avenir de la civilisation européenne. Cette méfiance s’est transformée en défiance. La chute de vingt points de la participation aux élections européennes de 1979 à 2009 en est un indicateur fort. Aujourd’hui, chacun voit bien que les promesses de prospérité et de puissance n’ont pas été tenues, que la combinaison de l’euro rigide et cher au libre-échange intégral et brutal est en train de nous ruiner et que des « non »référendaires ont été tout simplement ignorés. Les Européens ont abandonné leurs frontières, leurs souverainetés et leurs identités : incroyable saut dans le vide qui met nos économies, nos démocraties et nos sociétés au bord de l’implosion.

L’arrivée en masse de députés eurocritiques ou souverainistes au Parlement européen au lendemain de l’élection du 25 mai aura un impact psychologique fort mais ne changera pas la donne politique dans cette assemblée dominée par le consensus entre les groupes du « Parti européen », soit les trois quarts des eurodéputés. Je rappelle que cette logique du compromis permanent a pour effet de voir les trois principaux groupes actuels voter d’un seul homme plus de 95% des textes (votes finaux par appel nominal). Et pour cause : ils partagent pour l’essentiel des grandes options économiques et politiques européennes, lesquelles sont fixées dans le marbre des traités.

Nous sommes entrés dans la « démocratie apaisée », expression orwellienne qui désigne bien la réduction à néant de la dispute démocratique, c’est à dire du débat libre et ouvert dont l’issue était tranchée souverainement par les citoyens. Pour vraiment « changer d’Europe », quelques dizaines de députés ne suffiront pas. Ce qu’il faudrait, c’est une volonté gaullienne à l’Elysée.

Sur quelles bases devrait-on reconstruire l’Europe ?

La véritable reprise de l’Europe des mains de l’oligarchie est celle qui saura effectivement porter la civilisation européenne.  « J’appelle Europe toute terre qui fut romanisée, christianisée et soumise à l’esprit de discipline des Grecs » écrit Paul Valéry. Le seul programme authentiquement européen ne peut donc être que celui qui reconstituera notre immunité devant les germes puissants du déracinement généralisé. C’est celui qui voudra réenraciner l’économie et la finance dans le réel, le droit dans la recherche du bien commun, les personnes dans leurs communautés affectives naturelles et le pouvoir dans la volonté du peuple.

Prétendre « faire l’Europe » à partir de la tabula rasa, c’est à dire sans ses nations fondatrices et sans souveraineté, c’est en réalité la liquider, et avec elle, la démocratie et tout espoir de prospérité et de sécurité. De fait, ce n’est plus qu’un marché et un espace de droits individuels sans frontières sous administration technocratique au service du bloc euro-atlantique. Il faut une nouvelle renaissance européenne, en bâtissant l’Europe des souverainetés partenaires, celle de la coopération à géométrie variable entre ses démocraties.

Il y a quatre urgences européennes :

1/ la transformation de l’euro en monnaie commune, permettant aux pays qui en ont besoin de dévaluer leur monnaie pour retrouver l’oxygène qui leur manque,
2/ la clause de sauvegarde de Schengen pour permettre le libre rétablissement des contrôles fixes aux frontières des États,
3/  un grand plan européen de relocalisation industrielle,
4/ un grand plan de revitalisation démographique.

Au niveau national, trois réformes simples permettraient de commencer à rétablir le contrôle démocratique :

1/ affirmer la supériorité absolue de la Constitution dans tous ses éléments,
2/ instaurer un examen parlementaire systématique des projets législatifs européens et un mandat de négociation s’imposant aux ministres se rendant à Bruxelles,
3/ supprimer le caractère indicatif du vote de la contribution française annuelle à l’UE et autoriser les amendements parlementaires.

Pour l’avenir, il faudrait réunir une conférence intergouvernementale pour une remise à plat complète des traités et bâtir l’Europe des anneaux olympiques. Elle devrait être constituée de deux types de cercles : l’un très large, au niveau supérieur, les autres à géométrie variable, au niveau inférieur.  Le niveau supérieur serait le cadre d’une confédération européenne élargie, ouverte à toutes les nations démocratiques du continent jusqu’à la Russie et aux pays de la Méditerranée. Elle organiserait une vaste concertation permanente sur les questions stratégiques, de développement préférentiel des échanges, d’énergie, de terrorisme, d’environnement et de développement.

Le niveau inférieur serait un espace de coopérations libres et à la carte entre les États et les partenaires publics et privés et secteur par secteur : recherche scientifique, programmes industriels, défis environnementaux, lutte contre l’immigration clandestine, espace, protection sociale, politique agricole commune…

Une Agence serait créée pour chaque communauté spécialisée, en coordination avec l’Agence centrale. Chaque Agence spécialisée serait placée sous la direction du Conseil des ministres correspondant doté de pouvoir de proposition et d’action et pour chaque Parlement national un droit de non-participation.

Propos recueillis par Laurent Ottavi.

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