Economie

Zone Euro: sous les discours lénifiants la crise continue de se développer (III) – par Jacques Sapir

29 octobre 20120
Zone Euro: sous les discours lénifiants la crise continue de se développer (III) – par Jacques Sapir 5.00/5 2 votes

Publié le : 22 octobre 2012

Source : russeurope.hypotheses.org

III. La crise de la zone Euro s’aggrave du fait de l’irréalisme des solutions

Il est aujourd’hui évident que la crise s’approfondit dans les pays d’Europe du Sud. Les solutions qui sont proposées sont, au mieux, des solutions de très court terme, en général des réponses inefficaces, et parfois même elles aggravent la crise. Cette situation traduit l’épuisement des institutions européennes, mais aussi la responsabilité (ou l’irresponsabilité) des gouvernants.

  1. Alors que la crise qui s’aggrave, les réponses sont inadaptées

Les trajectoires de crise prennent désormais une tournure dramatique dans de nombreux pays. Confrontés à cette situation les gouvernements semblent incapables d’articuler une réponse crédible et s’enferment dans des solutions qui n’en sont pas.

(a) La poursuite de la trajectoire actuelle menace de conduire à l’effondrement économique, social et politique un certain nombre de pays

Il est en effet patent que l’on est sur une trajectoire d’effondrement dans le cas de la Grèce, mais aussi – avec un décalage de 6 mois à un an – en Espagne et au Portugal.

En Grèce, la contraction de l’économie continue sur un rythme effrayant, mais elle s’accompagne désormais d’une adaptation de l’économie aux conditions de la crise, ce qui produit ses propres pathologies[1]. Le phénomène de démonétarisation (et de création de circuits de paiements alternatifs), s’il permet à la population et aux petites entreprises de survivre constitue désormais un frein absolu à un redémarrage de l’économie. Il faudrait, pour cela, que l’accès à la liquidité s’assouplisse[2]. Compte tenu de la situation actuelle, un tel assouplissement n’est possible qu’une fois levée l’hypothèque d’une sortie de la zone Euro qui créera, en raison de la forte dévaluation qui accompagnera une telle sortie, une opportunité pour les agents ayant des liquidités à l’extérieur du pays de réinvestir dans celui-ci. Une sortie de la zone Euro impliquerait aussi un changement des règles d’opération de la Banque Centrale qui pourrait elle aussi réinjecter directement de la liquidité via les aides au système bancaire. Enfin, les gains à l’export, pour les entreprises qui ont cette possibilité, seraient fortement accrus lors de leur transformation en drachmes, et alimenteraient directement la trésorerie de ces entreprises et indirectement celle de leurs sous-traitants. La suspension d’une partie des contraintes imposées par le Mémorandum permettrait par ailleurs la relance d’une consommation interne. Faute de cela il est évident que la poursuite de l’effondrement économique entraînera des ruptures sociales, et donc politiques, importantes. Compte tenu de l’état de violence dans lequel se trouve plongée la société grecque, violence privée mais aussi violence d’État en particulier dans le mode de calcul de l’impôt et ses conditions de prélèvements, on ne peut plus exclure l’hypothèse d’une guerre civile.

La situation du Portugal et de l’Espagne, sans être aussi dramatique, témoigne néanmoins de tensions qui deviennent très fortes, voire insupportables. Il s’agit, au Portugal, essentiellement de tensions sociales, qui se concentrent autour de la question des pensions. En Espagne, la question sociale, bien évidemment présente avec l’explosion du chômage qui devrait tendre vers les 30% à l’horizon de 2014. La réduction du déficit commercial, qui atteignait en 2007 plus de 9% du PIB, touche à sa fin.

Tableau 1

Solde de la balance commerciale espagnole

Importations

Exportations

Solde

Solde en % du PIB

2004

208,4

146,92

-61,5

-6,4%

2005

232,9

155,01

-77,9

-7,8%

2006

262,7

170,44

-92,3

-8,9%

2007

285,04

185,02

-100,0

-9,3%

2008

283,4

189,23

-94,2

-8,7%

2009

206,1

159,89

-46,2

-4,4%

2010

240,06

186,78

-53,3

-5,1%

Source : Banque Centrale d’Espagne

Le taux probable pour 2012, soit 4% de déficit commercial, ne pourra d’ailleurs pas être maintenu très longtemps en raison des facteurs structurels (coupes massives dans les investissements productifs, dans les budgets de R&D et dans l’éducation) auxquelles l’Espagne procède. Cette tension sociale s’accompagne désormais d’une tension politique sensible qui se concentre sur les relations entre l’État central et les régions. Ce n’est d’ailleurs nullement surprenant. La sauvagerie des plans d’austérité met en première ligne l’hétérogénéité économique des régions, comme ce fut le cas en Russie de 1992 à 1998[3]. Les régions qui restent relativement préservées de la crise austéritaire veulent éviter de porter le fardeau de la solidarité[4]. Là aussi, des phénomènes de violence incontrôlée ne sont pas à exclure.

La situation de l’Italie présente des similitudes avec ces pays mais, là aussi, avec un décalage de 6 à 9 mois. Pays ayant connu une croissance extrêmement faible depuis 1999 (1% annuel en moyenne), il présente des phénomènes particuliers d’adaptation à ces conditions de quasi-stagnation. Les investissements ont déjà été fortement réduits, ce qui a permis à l’Italie d’avoir un solde primaire (sans les paiements de la dette) des finances publiques à peu près à l’équilibre. Les plans d’austérité ont déséquilibré une situation déjà fragilisée par la très faible croissance, et il est clair que le pays est en train d’entrer en récession. Le gouvernement de Mario Monti, confronté par ailleurs à une véritable « révolte fiscale » de la part des PME/PMI, entend desserrer la pression. Mais on peut craindre que les anticipations des agents ne soient déjà orientées vers une logique de dépression. La baisse des impôts promise pour 2013 risque alors de ne pas avoir d’effet, car les agents économiques, entreprises et ménages, anticiperont que cette baisse n’est que temporaire.

(b)  Dans ces conditions il convient de mesurer les obstacles sur la voie du fédéralisme

Ce dernier est présenté comme « la » solution à la crise de l’Euro. Mais il ne semble pas que l’on ait véritablement pris en compte ce qu’une telle évolution impliquerait. Le fédéralisme implique en effet des transferts importants, réalisés au nom d’une solidarité nationale transcendant les divergences régionales. Si l’on applique ce type de raisonnement a minima pour la zone Euro, cela signifie que les pays du nord de la zone devraient réaliser des transferts susceptibles de permettre aux pays du « sud » (Espagne, Grèce, Italie et Portugal et ceci en excluant l’Irlande et les « petits » pays du sud comme Chypre et Malte) de retrouver leur compétitivité de 1999 et d’assurer les bases d’une croissance raisonnable. Cela passe par la prise en charge d’une partie importante des budgets d’éducation et de recherches (R&D) dans ces pays du « sud », où l’effort s’est beaucoup relâché  par rapport à l’Allemagne, mais aussi une prise en charge des dépenses d’investissement, qu’elles soient publiques  ou privées. Ces transferts sont indispensables si l’on veut que ces pays retrouvent des conditions de compétitivité décentes tant à l’intérieur de la zone Euro qu’à l‘extérieur.

Tableau 2

Montant des transferts potentiels pour un fédéralisme « minimal » aux prix de 2011

Dépenses d’éducation et en R&D (incluant un effet de rattrapage) en % du PIB Dépenses en investissement, en % du PIB. Total en pourcentage du PIB du pays.

 

Milliards d’euros

Espagne

3,0%

5%

8,0%

86,4

Grèce

3,5%

7%

10,5%

19,0

Italie

3,0%

4%

7,0%

101,2

Portugal

4,0%

5,5%

9,5%

15,5

Total

222,1

Ce calcul a été réalisé en prenant en compte l’écart entre les dépenses de R&D en Allemagne et dans ces pays ainsi que la nécessité d’accroître les dépenses d’éducation pour arriver à des taux comparables avec l’Allemagne d’étudiants et d’élèves du secondaire. Les investissements ont été calculés sur la base d’une moyenne des années 2000-2007. On a exclu les « petits pays » du calcul, mais on peut estimer le coût des transferts à leur égard de 10 à 12 milliards d’Euros.

L’ampleur des montants de transferts apparaît alors. L’Allemagne possédant au sein des pays du « nord » de la zone de loin la plus grosse économie, elle serait la contributrice principale, probablement à hauteur de 90%, ce qui revient à dire qu’elle devrait verser en transferts nets 200 milliards d’euros par an soit l’équivalent de 8% de son PIB. Faire ce calcul équivaut à en établir l’impossibilité. L’Allemagne ne peut pas contribuer à hauteur de 8% de son PIB sous peine de détruire son économie[5]. Ceci revient à établir qu’un fédéralisme réel est impossible à l’échelle de la zone Euro. On comprend dès lors pourquoi l’Allemagne cherche à imposer une discipline budgétaire commune, afin de ne pas être entraînée dans la logique des transferts structurels, qu’elle continue et continuera de refuser[6].

(c) L’Union politique est une réponse hors sujet

L’union politique est avancée, en France, comme une solution à l’ensemble des dysfonctionnements de la zone Euro. Force est de constater qu’il s’agit d’une réponse à une question qui n’est pas posée. L’Union politique implique un fédéralisme fiscal et budgétaire étendu. De fait, les pays fédéraux qui fonctionnent ont un budget fédéral compris en 50% et 66% du total des recettes et des dépenses. Or, nous venons de voir que même un fédéralisme budgétaire minimal, destiné à limiter les hétérogénéités économiques des pays du sud de la zone Euro était hors de portée. Il est par ailleurs hors de la volonté des principaux pays, à commencer par l’Allemagne[7].

Faute de réaliser ce programme minimum, il est clair que la zone Euro connaîtra une longue période de récession et de stagnation, accompagnée de dépressions brutales pour un certain nombre de ses pays membres (Grèce, Portugal, Espagne). Dans la « meilleure » des hypothèses, cela fera disparaître l’Union Européenne des acteurs qui comptent sur la scène internationale pour au moins vingt ans et cette crise plongera les peuples d’Europe dans une régression sociale et économique qui les ramènera trente ans en arrière. Dans la pire des hypothèses, les ruptures politiques et économiques brutales que l’on connaîtra aboutiront à la dissolution de l’UE mais dans le cadre de conflits multiformes, tant internes qu’externes. Parler aujourd’hui d’Union politique revient à être hors sujet. Mais, être hors sujet en politique est bien plus grave que pour un élève ou un étudiant. Ce dernier ne s’attire qu’un zéro pointé. L’homme politique qui est hors sujet perd toute capacité à influencer la réalité car, s’étant trompé dans son diagnostic, il s’adresse désormais à une réalité imaginaire au détriment du monde réel.

La situation actuelle, en dépit de son calme apparent sur les marchés financiers, est grosse de ruptures décisives auxquelles il convient de se préparer. Mais ces ruptures vont se faire dans un cadre institutionnel européen dont la légitimité est déjà très dégradée.

  1. Épuisement des institutions et responsabilité du personnel politique

Une des caractéristiques majeures de la situation actuelle réside dans l’épuisement de certaines institutions européennes. Cet épuisement fait partie de la désillusion européenne, phénomène plus général, et qui est à la hauteur des espoirs qui avaient été investis dans la construction européenne. Aujourd’hui, ce sont trente ans de trajectoire européenne, tant à Bruxelles que dans chaque pays, qui sont soumis au feu de la critique des faits. Mais, de plus, la responsabilité du personnel politique européen pourrait bien être directement engagé dans ce qui apparaît comme la plus grave crise tant économique que sociale de l’Europe depuis le début des années trente du précédent siècle.

(a) Les institutions que l’Union européenne et la zone Euro ont suscitées pour faire face à cette crise sont clairement dépassées

La Banque Centrale Européenne, sur les épaules de laquelle reposaient bien des espoirs, s’est vue rappelé à l’origine de son mandat par le principe de stérilisation. Ainsi, quand bien même achèterait-elle en de grandes quantités des obligations émises par des pays en danger (Espagne, Portugal et Italie) elle serait contrainte par son mandat de retirer du marché le montant qu’elle y aurait injecté. Ceci limite grandement le spectre et les effets de ses futures interventions.

Le Mécanisme Européen de Stabilité, qui succède au FESF, n’a pas les moyens de traiter les crises qui viennent. Avec 700 milliards d’Euros, dont une partie viennent en report des crédits du défunt FESF, et dont une autre partie est engagée, le MES ne pourra pas traiter à la fois la crise des banques espagnoles (60 milliards en recapitalisation immédiate et plus de 270 milliards de pertes), les problèmes budgétaires de l’Espagne (qui devra emprunter au moins 285 milliards d’Euros en 2013), du Portugal et de l’Italie (dont les besoins sont estimés à plus de 600 milliards). Il ne pourra pas offrir une aide supplémentaire à la Grèce, ou pallier les effets d’un défaut massif sur sa dette souveraine. Il devrait, pour être efficace et réellement dissuasif, être doté d’au moins 2000 milliards ; on en est loin.

L’Union bancaire, réclamée à cors et à cris, ne sera en réalité qu’une version très réduite de ce qui en avait été envisagé initialement[8]. Elle ne couvrira que les dettes et besoins de recapitalisation survenus depuis sa date de création[9], et celle-ci est renvoyée au 1er janvier 2014. Concrètement, l’Union bancaire ne pourra être une solution à la crise bancaire espagnole, portugaise, voire grecque.

Le Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG) apparaît comme largement dépassé par les événements avant même d’être entré en fonction. Les objectifs de déficit qu’il contient risquent d’aggraver la situation économique des pays de la zone Euro. Ils ne pourront être respectés par de nombreux pays (dont la France) en 2013 et 2014. Il faudra donc renégocier ce traité, ou le considérer comme caduc. Mais alors se posera la question de la crédibilité des gouvernements qui ont fait semblant de se mettre d’accord sur un traité dont il deviendra rapidement patent qu’ils n’ont aucunement intention de l’appliquer.

(b)  Dans ces conditions, il faut s’attendre à une aggravation de la situation dans la zone euro dès les touts premiers mois de 2013

La conjonction des tensions économiques, sociales et politiques se révèlera très dangereuse alors que n’existe aucune politique de rechange. Le fait que les dirigeants européens aient été incapables de définir une réelle stratégie de sortie de crise témoigne à qui en douterait encore de l’épuisement du rêve européen entamé dans les années quatre-vingt. Il faut en prendre acte, et le plus vite sera le mieux.

Le risque d’un effondrement économique et social en Grèce apparaît aujourd’hui comme le plus spectaculaire, et certainement le plus probable. Mais il n’est pas, et de loin, le plus grave. L’aggravation de la dépression en Espagne, avec ses conséquences sociales et politiques, que l’on connaîtra dès cet hiver va imposer de nouveaux ajustements à la zone Euro, au moment même où cette dernière semble avoir atteint les limites de son évolution. Cette aggravation entraînera à son tour celle de la situation au Portugal, qui apparaît comme très lié à la situation espagnole.

Les facteurs de crise qui s’accumulent depuis le début de l’automne 2012 verront le niveau même de la crise atteindre de nouveaux sommets entre la fin de l’hiver et le début du printemps. Il serait encore possible d’éviter cette crise, mais à la condition d’en traiter les causes réelles et non les symptômes. La question de la crise de compétitivité ne peut être résolue par les « dévaluations internes » entreprises par un certain nombre de gouvernements. Non que ces « dévaluations internes » ne fonctionnent pas en partie. Elles commencent par améliorer les termes de l’échange et par réduire le déficit commercial. Mais, dans le même temps ces politiques provoquent l’émergence de dysfonctionnements massifs dans les économies qui entraînent de nouvelles baisse de la compétitivité. Aussi, après une phase où les résultats des économies ayant entrepris ces « dévaluations internes » ont amélioré leurs résultats, elles restent engluées dans une situation défavorable ou même régressent à nouveau vers la situation initiale.

En fait, seules des dévaluations traditionnelles sont en mesure de traiter les écarts de compétitivité qui se sont accumulés depuis 1999 au sein de la zone euro. La solution évidente continue d’être refusée pour des motifs politiques. Elle s’imposera cependant, mais la question reste ouverte de savoir si l’on assistera à un démantèlement ordonné de la zone Euro, solution qui assurerait le maintien d’une coordination importante entre les pays de l’ex-Zone Euro, ou si nous serons confrontés à un démantèlement sauvage, un éclatement de la Zone Euro.

Il est donc de la plus grande importance qu’une politique de rechange soit rapidement mise en place dans le cadre de la zone Euro, mais en réalité c’est exactement vers l’inverse que l’on se dirige.

(c) Cette absence de politique de rechange signe la faillite d’une génération de dirigeants européens

Le fait est que les dirigeants politiques des différents pays de la zone Euro n’ont pas donné un spectacle très convaincant de leurs capacités.

En politique intérieure, ils semblent aujourd’hui être d’accord pour déposséder des derniers éléments de démocratie et de souveraineté qui leur restent[10]. La question du TSCG, et plus encore les propositions, comme la proposition allemande récente, d’un contrôle direct (avec droit de veto) d’un commissaire européen sur le budget d’un état membre de la zone Euro, apparaissent comme symptomatiques à cet égard. Cela aboutit à faire de la question du vote du budget une question « technique » au sens ne pouvant donner lieu à des différences d’intérêts légitimes qui appellent un compromis dans le cadre national. C’est évidemment une erreur, et à bien des titres. C’est bien évidemment une erreur symbolique, qui oublie tout ce que la démocratie moderne doit aux processus de vote des budgets, et ceci depuis 1789. Mais, c’est aussi une erreur de fond.

Cette erreur revient à considérer que relève du domaine de la technocratie (au sens noble) une question qui relève en fait de la démocratie. Dans une logique technocratique, on considère qu’une question ne peut donner lieu à des différences d’intérêts légitimes, et qu’elle ne peut se prêter qu’à des oppositions sur des choix techniques. Ces choix requérant des compétences spécialisées, qui ne sont pas naturellement diffusables dans le plus grand nombre, il devient légitime de restreindre cette question à un groupe de personnes qui possèdent les compétences requises. C’est le cas pour le choix d’une solution technique à un problème particulier, comme le choix de la forme d’un traitement médical. Mais, dès qu’existent sur une question donnée des conflits d’intérêts légitimes, ou des conflits de principes, cette question échappe de manière irréductible au choix technique et ne peut se trancher que dans un choix impliquant la confrontation de ces différents intérêts, que cette confrontation soit pacifique ou non[11].

L’action collective, sous quelle forme que ce soit, dégage un espace de controverse[12] qui apparaît alors comme créateur d’institutions[13]. Et c’est peut-être là la raison pour laquelle les institutions européennes, qui ne sont que très rarement le produit d’un conflit passé, sont justement frappées de ce soupçon d’illégitimité. Le constitutionalisme économique n’a produit que des échecs historiques[14], et des désastres du point de vue théorique. Il est en effet illusoire de croire que le contenu d’une Constitution puisse être entièrement “neutre”[15], au sens que lui donne Hayek[16]. S’appuyer alors sur des règles constitutionnelles pour limiter la sphère du pouvoir majoritaire est fondamentalement destabilisateur pour la société et fondamentalement anti-démocratique[17]. La décision discrétionnaire des représentants du peuple reste la forme la plus adaptée au traitement de ces questions[18].

En politique internationale, ils restent fixés sur des principes de coordination, qui supposent une souveraineté qu’ils nient à l’intérieur. Tous se passe ainsi comme si nos dirigeants n’avaient en réalité de plus pressé que de soustraire au contrôle légitime de leurs constituants, mais pour rejeter ensuite la possibilité d’un contrôle de plus haut niveau. Ils espèrent ainsi opérer dans un espace indéfini qui ne serait borné que par les limites de leur volonté, et parfois de leur bon plaisir. Mais dans ce but ils sont conduits à nier la réalité, que cette dernière soit économique ou politique. Aussi, leurs tentatives sont-elles appelées à échouer.

La responsabilité de nos dirigeants est de plus engagée dans les politiques économiques et sociales qui sont aujourd’hui imposées aux pays du sud de la zone Euro. Les conséquences politiques risquent d’en être désastreuses, non seulement dans ces pays mais aussi pour l’ensemble de l’Europe. Soyons persuadés que nos dirigeants seront tenus comptables de ce qui pourrait arriver en Europe en 2013 et 2014.

Jacques Sapir

Ce texte fait suite à “Zone Euro: sous les discours lénifiants la crise continue de se développer“, publié le 18 octobre 2012.

et à “Zone Euro: sous les discours lénifiants la crise continue de se développer (II)“, publié le 19 octobre 2012.

[1] Phénomène déjà observé en Russie de 1992 à 1998. Kouvaline D., « Les entreprises russes durant la période économique 1991-2011 : évolution des modèles de comportement » in Sapir J. (dir.), La Transition Russe, vingt ans après, chap.3, pp. 122 à 181.

[2] Ce qui avait été constaté en Russie lors de la forte montée du troc avant la crise  de 1998, mais avait été compensé en partie par la possibilité d’exporter des matières premières. Voir Aukutsionek S, “Barter in Russian Industry”, in The Russian Economic Barometer, vol.III, n°3, 1994.

[3] Sapir J., “Transition, Stabilization and Disintegration in Russia: The Political Economy of Country Unmaking” in Emergo , Vol.2 (1995), n°4, pp. 94-118 ; Idem, ” Différences économiques régionales, transition et politiques de stabilisation en Russie”, in Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol.24, n°1/1993, pp. 5-56.

[4] Banting K. et R.Simeon, edits., And No One Cheered: Federalism, Democracy and the Constitution Act, Toronton, Methuen, 1983. Bernier I et A.Binette, Les Provinces Canadiennes et le Commerce International, Québec-Ottawa, Centre Québecois des relations Internationales, 1988.

[5] Il faut noter que Patrick Artus arrive à un chiffre encore plus élevé de 12,7% du PIB allemand, mais par une méthode de calcul différente. Artus P., « La solidarité avec les autres pays de la zone euro est-elle incompatible avec la stratégie fondamentale de l’Allemagne : rester compétitive au niveau mondial ? La réponse est oui. », NATIXIS, Flash-Économie, 17 juillet 2012, n° 508.

[6] Artus P., « Les Allemands sont en réalité d’accord pour un soutien financier aux autres pays de la zone euro, mais pas pour un soutien économique », NATIXIS, Flash-Économie, 14 septembre 2012, n° 611.

[7] Die Welt, « Creation of EU banking union ‘will take years’ » le 19 octobre 2012, édition électronique, URL : http://www.dw.de/creation-of-eu-banking-union-will-take-years/a-16319868 . Kanter J., « German Refusal on Bank Aid Mars End of Europe Summit » New York Times, 19 octobre 2012, URL : http://www.nytimes.com/2012/10/20/business/global/germany-spoils-party-with-refusal-on-bank-aid.html?_r=0&pagewanted=print

[8] « Sommet européen : les avancées… et les blocages », La Tribune, 19 octobre 2012, URL : http://www.latribune.fr/actualites/economie/union-europeenne/2012…9trib000725970/sommet-europeen-les-avancees-et-les-blocages.html

[9] Kanter J., « German Refusal on Bank Aid Mars End of Europe Summit » New York Times, 19 octobre 2012, URL : http://www.nytimes.com/2012/10/20/business/global/germany-spoils-party-with-refusal-on-bank-aid.html?_r=0&pagewanted=print

[10] Car la souveraineté est une condition d’existence et d’exercice de la démocratie. Voir S. Goyard-Fabre, “Y-a-t-il une crise de la souveraineté?”, in Revue Internationale de Philosophie, Vol. 45, n°4/1991, pp. 459-498 et R. Carré de Malberg, Contribution à la Théorie Générale de l’État, Éditions du CNRS, Paris, 1962 (première édition, Paris, 1920-1922), 2 volumes. T. 1, pp. 75-76.

[11] A. Przeworski, “Democracy as a contingent outcome of conflicts”, in J. Elster & R. Slagstad, (eds.), Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, pp. 59-80.

[12] Callon, M. (ed.), La Science et ses réseaux , La Découverte, Paris, 1989.

[13] Commons J.R., Institutional Economics: Its Place in Political Economy , Macmillan, New York, 1934. A. Bentley, The Process of Government , Principia Press, Evanston, Ill., 1949, (réédition, première publication en 1908).

[14] Schubert A., The Credit-Anstalt Crisis of 1931, Cambridge University Press, Cambridge, 1991

[15] Holmes S., “Gag rules or the politics of omission”, n J. Elster & R. Slagstad, (eds.), Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993 pp. 19-58.

[16] Hayek F.A., Law, Legislation and Liberty – Vol. I, Rules and Order, University of Chicago Press, 1971, pp. 131 et ssq.

[17] Bellamy R., “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441.

[18] Mouffe C., “Schmitt’s Challenge”, in C. Mouffe, (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, Verso, Londres, 1999, pp. 1-6. P. Hirst, “Carl Schmitt’s Decisionism” in C. Mouffe, (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, op.cit., pp. 7-17.

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