Economie

Honneur aux soixante-dix ! – par Jacques Sapir

14 octobre 20120
Honneur aux soixante-dix ! – par Jacques Sapir 5.00/5 1 votes

Publié le : 09 octobre 2012

Source : russeurope.hypotheses.org

Soixante-dix députés ont osé voter contre le TSCG.

Soixante-dix sur cinq cent soixante-huit votants, c’est peu.

Soixante-dix contre quatre cent soixante-dix-sept qui ont voté pour, c’est peu.

Mais soixante-dix qui, venant de tous les horizons politiques, ont osé se dresser contre les consignes d’état-major, contre l’intense pression médiatique, contre le conformisme, contre les petits calculs politiciens, contre la lâcheté servile, cela, en vérité, fait beaucoup.

Ce Traité sur la Stabilité, la Coordination et la Gouvernance, contient trois mensonges pour le prix d’un.

Quelle stabilité, quand on voit dans le rapport récent du FMI, posté sur ce carnet (1), que les mécanismes mis en oeuvre depuis 2010 n’ont fait qu’aggraver la crise? Quelle stabilité encore quand on voit la dépression que connaissent certains des pays en crise? Parler de stabilité est ici un mensonge flagrant.

Quelle coordination quand on sait qu’il n’y a de coordination qu’entre des agents libres, sinon c’est à une autorité hiérarchique que l’on a affaire, et qu’il n’y a dans ce traité qu’asservissement à des agences dites indépendantes ? Ce Traité organise en fait le dépérissement de la démocratie en Europe avec la fin de l’autorité suprême des Parlements nationaux en matière budgétaire. Or, il faut s’en souvenir, c’est par le consentement à l’impôt que commence la démocratie.

Quelle gouvernance enfin dans un Traité qui est en fait inapplicable et qui n’a pas d’autres fonctions que d’être violé à peine signé ? Est-ce ainsi que l’on croit créer un « bonne gouvernance » dans les mots dont on se gargarise à Bruxelles et ailleurs ?

On dit aussi, et c’est un argument avancé en sa faveur, que ce Traité institue une solidarité en Europe. Mais quelle solidarité, dans un traité qui condamne l’Europe à l’austérité et à la récession ? C’est la solidarité de la matraque et du bâton, de l’oppression et de la répression, comme l’expérimentent les manifestants qui, d’Athènes à Madrid en passant par Lisbonne, se sont levés contre la misère qui leur est imposée. User alors d’un tel argument revient à déconsidérer pleinement l’idée d’une possible solidarité européenne

Trouvera-t-on ces mots excessifs ? Que l’on regarde alors le rapport du Fond Monétaire International, le World Economic Outlook d’octobre 2012 (2) qui explique bien la marche à la misère entamée au nom d’une austérité qui n’a donc pour but que de sauver un fétiche : l’Euro. Que l’on regarde ce rapport, qui reste prudent dans ses projections, mais qui n’en établit pas moins que la majorité des pays ne pourra respecter les clauses de ce traité qui vient d’être ratifié. Que l’on regarde aussi la note commune à trois instituts (l’INSEE, l’IFO et l’ISTAT) sur la récession dans la zone Euro (3). Que l’on regarde enfin les rapports de l’UNICEF qui établissent la montée de la dénutrition et du manque de soin chez les enfants grecs (4). Je pense avoir, par ailleurs, montré dans de nombreux textes et notes, tous les effets pervers de ce traité (5).

De cela, les thuriféraires du TSCG, les sectateurs de l’Euro, n’en ont cure. Même l’appel des économistes hétérodoxes, avec lequel j’avais des désaccords suffisamment importants pour ne pouvoir le signer, a été scandaleusement censuré par Le Monde (6). Il était dit que pour faire passer cette amère pilule, on ne reculerait devant aucune bassesse, devant aucune ignominie.

Le TSCG nous a donné l’exemple éclatant du cynisme en politique, quand un candidat à l’élection présidentielle se prononce pour sa réécriture et s’empresse, une fois élu, de le faire voter. Ce n’est pas le codicille sur la croissance, malheureux engagement de 140 milliards d’euros étalé sur trois ans, une aumône, qui peut en changer la nature. Même ses amis politiques le reconnaissent aujourd’hui publiquement. Ce Traité ne fut pas renégocié, et d’ailleurs ce gouvernement n’a jamais cherché à s’en donner les moyens.

C’est ainsi que l’on détruit la démocratie. Le mensonge électoral nourrit la colère et produit le mépris pour une classe politique qui affiche sa solidarité profonde contre le peuple. Bientôt montera le vieux cri de l’antiparlementarisme : « tous pourris » ! On dira, c’est le populisme qui monte. Et l’on se trompera, car ce sera alors devenu la stricte vérité.

Oui, le fétichisme de l’Euro – car c’est bien de cela qu’il s’agit avec cette transformation dans l’imaginaire d’un instrument en une fin en soi – et la volonté de pouvoir de ses grands prêtres nous condamnent à un appauvrissement généralisé, à une montée du chômage sans limites et, à la fin des fins, comme en Grèce et en Espagne, à la destruction de nos sociétés.

Alors, si dire la vérité vaut que l’on soit taxé d’être excessif, je veux bien être excessif et je l’assume. Car, aujourd’hui, la raison et l’intelligence vomissent les tièdes.

Honneur donc à ces soixante-dix députés !

Ils ont eu le bon réflexe et ils ont raisonné de manière juste, en refusant d’accorder leurs suffrages à ce texte inique. Qu’importe leurs raisons circonstancielles ; qu’importe d’où ils viennent et à quel parti ils appartiennent ! Quand il s’agit de résister, on ne mégote pas sur ses alliés.

Il y a soixante-douze ans de cela ; le 10 juillet 1940, quatre-vingts parlementaires, députés et sénateurs (57 députés et 23 sénateurs) refusèrent d’accorder les pleins pouvoirs constituants à Philippe Pétain. Le vote de l’écrasante majorité mit fin à la République, et institua un régime de fait et non de droit. Le vote de ces quatre-vingts minoritaites fut, avec l’appel du 18 juin, le deuxième acte fondateur de la France libre, préparant la résurrection de la République défunte.

Ce rappel est aujourd’hui nécessaire.

Puissent les soixante-dix députés qui ont refusé de voter être rejoints par autant de sénateurs que possible. Puissent-ils voir leur nombre croître quand ce texte viendra en seconde lecture.

Les canons furent, par le passé, l’ultime raison des rois.

Les traités sont aujourd’hui l’ultime raison des élites oligarchiques.

Qu’ils se rappellent que l’ultime raison des peuples reste le pavé.

Jacques Sapir

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