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Les fondements historiques de la diplomatie russe – Par Serguei Lavrov

23 mars 20160
Les fondements historiques de la diplomatie russe – Par Serguei Lavrov 5.00/5 3 votes

Publié le : 19 mars 2016

Source : arretsurinfo.ch

 Les relations internationales sont entrées dans une période très difficile, et la Russie se trouve encore une fois à la croisée des chemins, face à des évolutions cruciales qui vont déterminer les directions des futurs développements mondiaux.

De nombreuses opinions ont été émises à ce sujet, notamment la peur que nous ayons une vision déformée de la situation internationale et de la position mondiale de la Russie. J’interprète cela comme l’avatar de l’éternel conflit entre les libéraux pro-occidentaux et les partisans de la voie russe. Il y a aussi ceux qui, en Russie et au-delà, croient que la Russie est condamnée à se traîner derrière l’Occident, essayant toujours de le rattraper, devant se plier aux règles édictées par les autres acteurs internationaux et par conséquent incapable de faire valoir ses droits légitimes sur la scène internationale. Je voudrais profiter de cette occasion pour exprimer certaines de mes vues et les soutenir avec des exemples tirés de l’Histoire et de parallèles historiques.

L’Histoire ne confirme pas l’idée répandue selon laquelle la Russie a toujours campé aux portes de l’Europe, et n’a jamais été qu’un outsider politique. Je voudrais vous rappeler que la conversion au christianisme de la Russie en 988 – nous avons célébré récemment les 1025 années de cet événement – a accéléré le développement des institutions de notre État, les relations sociales et la vie culturelle, et a fait alors de la Rus de Kiev un membre à part entière de la communauté européenne. A cette époque, les mariages dynastiques étaient le meilleur indice de la place d’un pays dans le système des relations internationales. Au XIe siècle, trois filles du Grand Prince Yaroslav le Sage devinrent reines de la Norvège et du Danemark, de la Hongrie et de la France. Quant à la sœur de Yaroslav, elle se maria au roi de Pologne et devint la grand-mère de l’Empereur germanique.

Nombreuses sont les recherches scientifiques qui apportent les preuves du haut niveau culturel et spirituel de la Rus de cette époque, un niveau souvent plus élevé que celui des États de l’Europe de l’Ouest. De nombreux penseurs occidentaux éminents ont reconnu que la Rus faisait partie de la civilisation européenne. En même temps, le peuple russe avait une matrice culturelle propre et un type original de spiritualité, et il ne s’est jamais mêlé avec l’Occident. Il faut toujours se rappeler, à ce propos, que l’invasion mongole a été pour mon peuple une période tragique et cruciale à bien des égards. Alexandre Pouchkine, le grand poète et écrivain russe, a écrit : «Les barbares n’osèrent pas laisser une Russie asservie sur leurs arrières, et tournèrent bride vers leurs steppes orientales. La lumière du christianisme fut sauvée par une Russie ravagée et mourante.» Nous connaissons aussi l’interprétation alternative de Lev Goumilyov, éminent historien et ethnologue, qui pensait que l’invasion mongole avait accéléré l’émergence d’un nouveau peuple russe et que la Grande Steppe nous avait donné un élan supplémentaire pour notre développement.

Quoi qu’il en soit, il est clair que cette période a été extrêmement importante pour l’affirmation du rôle de l’État russe indépendant en Eurasie. Rappelons-nous à ce sujet la politique menée par le Grand Prince Alexandre Nevski, qui choisit de se soumettre temporairement à la Horde d’Or, dont les chefs étaient tolérants envers le christianisme, pour affirmer le droit des Russes à avoir leur propre religion et à décider de leur destin, en dépit des tentatives de l’Occident de s’emparer des terres russes et de priver les Russes de leur identité. Je suis confiant dans le fait que cette politique sage et à long terme reste dans nos gènes.

La Rus plia mais ne rompit point sous le lourd joug mongol, et réussit à sortir unie de ce sombre moment. Cet État unitaire fut considéré, plus tard, par l’Occident et l’Orient comme le successeur de l’Empire byzantin qui avait cessé d’exister en 1453. Pays immense, s’étendant pratiquement sur tout l’horizon oriental de l’Europe, le Russie commença une expansion naturelle vers l’Oural et la Sibérie, intégrant d’immenses territoires. A cette époque déjà, c’était un puissant facteur d’équilibre dans les combinaisons politiques européennes, notamment durant la Guerre de Trente Ans, qui donna naissance au système westphalien des relations internationales, dont les principes, et d’abord le respect de la souveraineté des États, sont encore importants aujourd’hui.

À ce point, nous redécouvrons un dilemme qui s’impose depuis plusieurs siècles. Tandis que la Moscovie, qui se développait rapidement, jouait tout naturellement un rôle de plus en plus important dans les affaires de l’Europe, les pays européens commencèrent à s’inquiéter de ce nouveau géant apparu à l’Orient et tentèrent de l’isoler à la moindre occasion, et de l’empêcher de prendre part aux affaires les plus importantes de l’Europe.

Cette contradiction apparente, entre un ordre social traditionnel et une attirance pour la modernisation qui se base sur les expériences les plus avancées, date, elle aussi, de plusieurs siècles. En réalité, un État en plein développement est obligé d’expérimenter et de procéder par bonds, s’appuyant sur la technologie moderne, ce qui n’implique pas nécessairement de renoncer à son code culturel. Nombreux sont les exemples de sociétés orientales qui se modernisent sans faire brutalement table rase de leurs traditions. C’est d’autant plus typique pour la Russie, qui est dans son être une branche de la civilisation européenne.

Incidemment, le besoin de se moderniser, basé sur les accomplissements de la culture européenne, était manifeste dans la société russe sous le tsar Alexis, et c’est Pierre le Grand, tsar talentueux et ambitieux, qui lui donna une forte impulsion. Avec d’un côté une politique intérieure rigoureuse et déterminée, et de l’autre une politique étrangère efficace, Pierre le Grand réussit à faire entrer la Russie dans le cercle des grandes puissances européennes en à peine plus de deux décennies. Depuis lors, la position de la Russie ne put plus être ignorée. Pas une seule question européenne ne peut être réglée sans consulter la Russie.

Bien sûr, ce serait une erreur de penser que tout le monde était satisfait de cette situation. Il y eut, au cours des siècles suivants, plusieurs tentatives pour renvoyer ce pays aux temps d’avant Pierre le Grand, mais toutes échouèrent. Au milieu du XVIIIe siècle, la Russie joua un rôle décisif dans un conflit pan-européen, la Guerre de Sept Ans. A cette époque, l’armée russe entra triomphalement à Berlin, capitale de la Prusse et de Frédéric II, que l’on disait invincible.

La Prusse ne fut sauvée d’une déroute inévitable que parce que la tsarine Elizabeth mourut subitement, et que Pierre III, son successeur, admirait Frédéric II. On appelle souvent ce retournement de situation dans l’Histoire allemande le Miracle de la Maison de Brandebourg. Le territoire de la Russie, sa puissance et son influence connurent une progression très nette sous le règne de la Grande Catherine, quand, ainsi que l’a exprimé le Chancelier Alexandre Bezborodko, «pas un seul coup de canon ne peut être tiré en Europe sans notre consentement».

Je voudrais citer l’opinion d’une historienne reconnue, spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, qui est secrétaire perpétuelle de l’Académie française. Elle a dit que l’Empire russe a été le plus grand empire de tous les temps, selon tous les critères – sa taille, sa capacité à administrer ses territoires et sa longévité. Tout comme le philosophe russe Nikolai Berdyayev, elle souligne que l’Histoire a donné pour mission à la Russie d’être un pont entre l’Est et l’Ouest.

Depuis au moins les deux derniers siècles, toutes les tentatives d’unifier l’Europe sans la Russie, et contre elle, ont à chaque fois conduit à de terribles tragédies, et pour en surmonter les conséquences, il a toujours fallu la participation décisive de notre pays. Je pense, d’une part, aux guerres napoléoniennes, auxquelles la Russie a mis fin, sauvant ainsi le système des relations internationales qui était basé sur l’équilibre des forces et sur le respect mutuel pour les intérêts nationaux, et qui interdisait toute domination sans partage d’un seul État en Europe. Nous nous souvenons que le tsar Alexandre Ier prit une part active dans l’élaboration des décisions du Congrès de Vienne, en 1815, qui assura le développement de l’Europe sans guerre majeure au cours des quarante années suivantes.

On pourrait dire, jusqu’à un certain point, que les idées d’Alexandre Ier étaient le prototype du concept selon lequel les intérêts nationaux doivent être subordonnés aux objectifs communs, avant tout le maintien de la paix et de l’ordre en Europe. Comme le disait le tsar, «il ne peut plus y avoir de politique anglaise, française, russe ou autrichienne. Il ne peut plus y avoir qu’une seule politique – une politique commune qui doit être acceptée aussi bien par les peuples que par les souverains pour le bonheur commun».

De la même manière, le système du Congrès de Vienne [1814] fut détruit à la suite du désir de marginaliser la Russie dans les affaires européennes. Paris a été obsédé par cette idée pendant tout le règne de l’Empereur Napoléon III. En cherchant à souder une alliance anti-russe, le monarque français a voulu, comme un maître d’échec malchanceux, sacrifier toutes ses pièces. Comment a-t-il joué ? D’abord, la Russie a perdu la Guerre de Crimée, en 1853-1856, réussissant à en surmonter les conséquences grâce à la politique solide et à long terme du Chancelier Alexandre Gorchakov. Quant à Napoléon III, capturé par les Allemands, il perdit son trône, et le cauchemar de la confrontation franco-allemande assombrit l’Europe occidentale pour des décennies.

Arrêtons-nous ici sur un épisode lié à la Guerre de Crimée. Comme nous le savons, l’Empereur d’Autriche refusa d’aider la Russie, qui, quelques années plus tôt, en 1849, était venue à son secours pour mater la révolte hongroise. Le ministre des Affaires étrangères autrichien, Felix Schwarzenberg, eut ce mot célèbre : «L’ingratitude autrichienne étonnera l’Europe». Ce déséquilibre dans les mécanismes pan-européens déclenchera l’enchaînement des événements qui aboutiront à la Première Guerre mondiale.

Il faut aussi rappeler que, à cette époque [la guerre de Crimée 1853-56], la diplomatie russe a défendu des idées qui étaient en avance sur leur temps. Les conférences de paix de La Hague, en 1899 et 1907, convoquées à l’initiative du Tsar Nicolas II, furent les premières tentatives d’accords pour freiner la course aux armements et arrêter les préparatifs d’une guerre dévastatrice. Peu de gens le savent.

La Première Guerre mondiale fut une boucherie, provoqua les souffrances de millions et de millions de gens, et amena l’effondrement de quatre empires. A ce sujet, il faut se rappeler un autre anniversaire, celui qui marquera, l’année prochaine, le centenaire de la Révolution Russe. Aujourd’hui, nous devons étudier ces événements objectivement et équitablement, surtout dans une situation où, particulièrement à l’Ouest, beaucoup voudront utiliser cette date pour salir la Russie, et pour décrire la révolution de 1917 comme un coup d’État barbare qui a fait sombrer toute l’Histoire européenne. Pire encore, ils vont comparer le régime soviétique à celui des nazis, et vont rejeter sur lui, en partie, la responsabilité d’avoir déclenché la Seconde Guerre mondiale.

Sans aucun doute, la Révolution de 1917 et la guerre civile qui s’en est suivie furent une tragédie épouvantable pour la Russie. Bien sûr, toutes les autres révolutions ont été tragiques. Cela n’empêche pas nos homologues français de vanter les bouleversements de leur révolution, qui, en plus du slogan Liberté, Egalité, Fraternité, a aussi apporté la guillotine et des flots de sang.

Ce qui est incontestable, c’est que la Révolution russe a été un événement majeur qui a influencé l’Histoire du monde de nombreuses façons sujettes à controverse. On l’a regardée comme une sorte d’expérimentation pour la mise en place des idées socialistes, qui étaient alors largement répandues en Europe. Le peuple les soutenait, parce que des masses importantes se tournaient vers une organisation sociale reposant sur des principes collectifs et communautaires.

Des historiens sérieux ont clairement vu l’impact des réformes en Union soviétique sur la formation de l’État providence en Europe de l’Ouest après la Seconde Guerre mondiale. Les gouvernements européens décidèrent alors d’introduire des mesures sans précédent pour la protection sociale, sous l’influence de l’exemple soviétique, dans l’idée de couper l’herbe sous le pied des forces politiques de gauche.

On peut dire que les 40 ans qui suivirent la Seconde Guerre mondiale furent une époque étonnamment heureuse pour l’Europe de l’Ouest, qui n’avait plus à prendre ses propres décisions, vivant sous le parapluie de la confrontation entre les États-Unis et l’Union soviétique, et qui profita d’occasions exceptionnelles pour un développement soutenu.

C’est dans ce contexte que les pays de l’Europe de l’Ouest ont mis en place de nombreuses idées concernant le rapprochement entre les modèles capitaliste et socialiste, qui, considéré comme la meilleure formule pour le développement socio-économique, a été promu par Pitirim Sorokine et d’autres penseurs éminents du XXe siècle. Durant les vingt dernières années, nous avons assisté au processus inverse en Europe et aux États-Unis : la diminution de la classe moyenne, la montée des inégalités sociales et le démantèlement des garde-fous encadrant l’activité des multinationales et des grands groupes.

On ne peut pas ignorer le rôle que l’Union soviétique a joué dans la décolonisation, et pour la promotion des principes des relations internationales, comme le développement indépendant des nations et leur droit à l’auto-détermination.

Je ne m’attarderai pas sur la façon dont l’Europe a sombré dans la Seconde Guerre mondiale. Il est évident que les tendances anti-russes des élites européennes et leur souhait de lancer la machine de guerre de Hitler contre l’Union soviétique ont joué un rôle fatal. Reconstruire, après ce désastre épouvantable, nécessitait la participation de notre pays comme partenaire-clé pour régler les paramètres de l’ordre européen et mondial.

Dans ce contexte, la notion de l’affrontement entre les deux totalitarismes [nazisme et communisme], qui est aujourd’hui activement inculquée aux esprits européens, et notamment dans les programmes scolaires, est sans fondement et immorale. L’Union soviétique, malgré tous ses démons, n’a jamais cherché à détruire des peuples entiers. Winston Churchill, qui toute sa vie a été un fervent opposant à l’Union soviétique et a joué un rôle majeur dans le passage de l’alliance conclue lors de la Seconde Guerre Mondiale à une nouvelle confrontation avec l’Union soviétique, a dit que la bienveillance – vivre en accord avec sa conscience – est la façon russe de faire les choses.

Si vous considérez de manière objective les petits pays européens, ceux qui ont fait partie du Pacte de Varsovie et qui aujourd’hui sont membres de l’OTAN ou de l’Union européenne, il est clair que leur situation n’est pas passée de la subordination à la liberté, comme aiment le dire les dirigeants occidentaux, mais plutôt d’un maître à un autre. Le Président russe Vladimir Poutine a évoqué le sujet il n’y a pas longtemps. Les représentants de ces pays reconnaissent, hors micros, qu’ils ne peuvent prendre de décisions importantes sans le feu vert de Washington ou de Bruxelles.

Il semble que dans le contexte du centenaire de la Révolution russe, il est important pour nous de comprendre la continuité de l’Histoire russe, qui devrait inclure toutes les périodes sans exception, et l’importance de la synthèse de toutes les traditions positives et de l’expérience historique, pour en faire le socle d’une progression dynamique et pour défendre le rôle légitime de notre pays comme centre de pouvoir dans le monde moderne, et comme inspirateur d’idées pour un développement solide, la sécurité et la stabilité.

L’ordre mondial d’après-guerre reposait sur la confrontation entre deux systèmes mondiaux et fut loin d’être parfait, mais il a permis de préserver la paix internationale et d’éviter la plus terrible des tentations – utiliser les armes de destruction massive, et surtout les armes nucléaires. Il est absurde de dire, comme on le pense souvent, que la dissolution de l’Union soviétique a marqué la victoire de l’Ouest dans la Guerre froide. Cette dissolution a résulté de la volonté du peuple, qui voulait le changement, ainsi que d’un malheureux enchaînement d’événements.

Ces développements ont provoqué une véritable fracture tectonique dans le paysage international. En fait, ils ont changé la politique mondiale, puisque la fin de la Guerre froide et de la confrontation des idéologies qui y était associée a rendu possible, enfin, de changer l’architecture européenne, selon les principes d’une sécurité égale et non négociable, et d’une coopération générale sans lignes de partage.

Nous avons eu la possibilité concrète d’effacer le fossé qui séparait l’Europe en deux et de mettre en œuvre le rêve d’une maison commune européenne, que bien des penseurs et des hommes politiques européens, notamment le Président français Charles de Gaulle, ont embrassé de tout cœur. La Russie adhérait totalement à cette idée et a fait de nombreuses propositions et initiatives dans ce but.

Logiquement, nous aurions dû créer de nouvelles fondations pour la sécurité européenne, en renforçant les composantes militaires et politiques de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Vladimir Poutine a dit dans une récente interview au magazine allemand Bild que Egon Bahr [un ancien proche collaborateur de Willy Brandt, NdT] avait proposé des approches similaires.

Malheureusement, nos partenaires occidentaux ont fait des choix différents. Ils ont choisi d’étendre l’OTAN vers l’Est et de pousser l’espace géopolitique qu’ils contrôlaient toujours plus près de la frontière russe. C’est la source de tous les problèmes systémiques qui ont surgi dans les relations que la Russie entretient avec les États-Unis et l’Union européenne. Rappelons-nous que George Kennan, qui a conçu la politique américaine de containment – l’encerclement – de l’Union soviétique, a dit à la fin de sa vie que la ratification de l’expansion de l’OTAN était «une erreur tragique».

Le problème sous-jacent de cette politique occidentale est qu’elle ne tient pas compte du contexte mondial. Le monde globalisé d’aujourd’hui est fondé sur une interconnexion sans précédent entre les pays, et il est donc impossible de développer les relations entre la Russie et l’Union européenne comme si celles-ci étaient toujours au centre de la politique mondiale, comme du temps de la Guerre froide. Nous devons comprendre que de puissants processus sont en cours en Asie-Pacifique, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique latine.

Ces changements rapides dans tous les domaines de la vie internationale sont le signe principal de l’étape actuelle. Et, attention, ils prennent souvent un tour imprévu. Le concept de fin de l’Histoire, développé par l’éminent sociologue et politologue américain, Francis Fukuyama, concept très populaire dans les années 1990, est devenu clairement sans fondement aujourd’hui. Selon cette idée, la mondialisation rapide annonce la victoire ultime du modèle capitaliste libéral, tandis que les autres modèles doivent s’y adapter, sous la direction des sages professeurs occidentaux.

En réalité, la seconde vague de la mondialisation (la première ayant eu lieu avant la première Guerre mondiale) a conduit à la dispersion de la puissance économique mondiale, et donc de l’influence politique, et à l’émergence de nouveaux et de larges centres de pouvoir, d’abord dans la région Asie-Pacifique. La montée rapide de la Chine en est le meilleur exemple. Profitant de taux de croissance sans précédent, celle-ci est devenue en à peine trois décennies la seconde économie et, si on calcule en termes de pouvoir d’achat, la première économie mondiale. Cet exemple illustre un fait axiomatique – l’existence de nombreux modèles de développement – qui exclut la monotonie de l’existence sous le cadre, occidental et uniforme, de référence.

Par conséquent, ce que l’on appelle l’Occident historique a subi une perte relative de son influence, cette influence qui lui permettait de se voir lui-même en maître de l’évolution humaine depuis cinq décennies. La transition de la Guerre froide à un nouveau système international s’est révélée plus longue et plus douloureuse qu’il semblait il y a 20 ou 25 ans.

Contre cet échec, l’une des réponses classiques dans les relations internationales est cette forme obtenue généralement par la compétition naturelle entre les grandes puissances mondiales. Nous voyons comment les États-Unis et l’alliance des pays occidentaux qu’ils dirigent tentent de conserver leurs positions dominantes sans aucun scrupule, ou, pour utiliser une expression très américaine, d’assurer leur dominance globale. Ils exercent toutes sortes de moyens de pression, des sanctions économiques et même des interventions directes armées. Ils mènent des guerres de l’information à grande échelle. Ils testent et ils utilisent une technique de renversement de gouvernement anticonstitutionnelle, en lançant des révolutions de couleur. Il faut le dire, les révolutions démocratiques apparaissent comme destructrices pour les nations ciblées par de telles actions. Notre pays, qui a traversé une période historique de transformations artificiellement encouragées par l’étranger, a choisi fermement de procéder à des changements évolutifs qui peuvent être menés selon la forme et la vitesse qui correspondent aux traditions de la société et à son niveau de développement.

La propagande occidentale a pris l’habitude d’accuser la Russie de révisionnisme, et de souhaiter détruire le système international en place, comme si c’était nous qui avions bombardé la Yougoslavie en 1999, en violation de la Charte des Nations-Unies et de l’Acte final d’Helsinki, comme si c’était la Russie qui avait ignoré la loi internationale en envahissant l’Irak en 2003 et qui avait contourné et subverti les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU en renversant par la force le régime de Mouammar Kadhafi en 2011. Et il y a de nombreux autres exemples.

Ce discours sur le révisionnisme ne tient pas. Il est fondé sur la logique simple, et même primitive, que seul Washington peut décider des affaires du monde. Dans la suite de cette logique, le principe que George Orwell avait formulé une fois, et qui s’applique aujourd’hui au niveau international, peut se lire ainsi : tous les États sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres. Or, les relations internationales aujourd’hui sont un mécanisme trop sophistiqué pour être dirigé à partir d’un seul centre. Et c’est évident quand on voit les résultats des interventions des États-Unis : il n’y a plus réellement d’État en Libye, l’Irak est au bord de la désintégration, etc, etc.

Une solution fiable aux problèmes du monde moderne ne peut être développée qu’à travers une coopération sérieuse et honnête entre les États les plus puissants et les alliances et associations qu’ils conduisent, pour relever les défis communs. De telles interactions devraient accepter toutes les couleurs du monde moderne, et être fondées sur la diversité culturelle et civilisationnelle, et refléter ainsi les intérêts des éléments-clés de la communauté internationale.

Nous savons par expérience que quand ces principes sont mis en pratique, il est possible d’obtenir des résultats précis et tangibles, comme l’accord sur le programme nucléaire iranien, l’élimination des armes chimiques syriennes, l’accord sur la cessation des hostilités en Syrie, et le développement des paramètres basiques de l’accord sur le climat mondial. Cela montre la nécessité de restaurer la culture du compromis, la confiance dans le travail des diplomates, qui peut être difficile, et même épuisant, mais qui reste, dans son principe, la seule façon de trouver une solution mutuellement acceptable aux problèmes internationaux par des moyens pacifiques.

Nos approches sont partagées par la plupart des pays dans le monde, et notamment par nos partenaires chinois, les autres BRICS et les pays de l’Organisation de coopération de Shanghai, ainsi que par nos amis de l’Union économique eurasiatique, de l’Organisation du traité de sécurité collective et de la Communauté des États indépendants. En d’autres termes, nous pouvons dire que la Russie ne se bat contre personne, mais pour la résolution de tous les dossiers sur la base de l’égalité et du respect mutuel, qui seuls peuvent servir à créer des fondations solides pour une amélioration à long terme des relations internationales.

Notre travail le plus important est d’allier nos efforts contre des défis farfelus, mais bien réels, parmi lesquels le terrorisme est le plus urgent à résoudre. Les extrémistes d’État islamique, de Jabhat al-Nosra et leurs homologues ont réussi pour la première fois à asseoir leur contrôle sur de larges territoires en Syrie et en Irak. Ils essaient d’étendre leur influence sur d’autres régions et d’autres pays, et commettent des actes de terrorisme partout dans le monde. Sous-estimer le risque qu’ils représentent n’est rien d’autre qu’une forme de myopie criminelle.

Le Président russe a appelé à former une alliance très large pour battre militairement ces terroristes. Les forces aérospatiales russes ont fourni une contribution considérable à cet effort. En même temps, nous travaillons dur à mettre au point des actions collectives pour régler politiquement les conflits dans cette région secouée par les crises.

Rappelons ce point important : le succès à long terme ne peut être atteint que sur la base d’une évolution vers un partenariat des civilisations fondé sur une interaction respectueuse des diverses cultures et religions. Nous croyons que la solidarité humaine doit avoir un fondement moral, conféré par les valeurs traditionnelles qui sont largement partagées par les principales religions du monde. A ce sujet, je voudrais attirer votre attention sur la déclaration commune du Patriarche Kirill et du Pape François, dans laquelle, entre autres sujets, ils ont exprimé leur soutien à la famille comme centre naturel de la vie des individus et de la société.

Je le répète, nous ne cherchons pas la confrontation avec les États-Unis, l’Union européenne ou l’OTAN. Au contraire, la Russie est ouverte à la plus large coopération possible avec ses partenaires occidentaux. Nous continuons à croire que le meilleur moyen de servir les intérêts des peuples européens est de créer un espace économique et humanitaire commun, de l’Atlantique au Pacifique, pour que l’Union économique eurasiatique puisse devenir un lien d’intégration entre l’Europe et l’Asie-Pacifique. Nous nous efforçons de faire de notre mieux pour dépasser les obstacles sur cette route, notamment le règlement de la crise ukrainienne provoquée par un coup d’état à Kiev en février 2014, sur la base des Accords de Minsk.

Je voudrais citer Henry Kissinger, un homme sage et expérimenté, qui, s’exprimant lors d’une visite récente à Moscou, a dit que «la Russie devrait être vue comme un acteur essentiel de n’importe quel équilibre mondial, et non d’emblée comme une menace contre les États-Unis…  Je suis ici pour me faire l’avocat d’un dialogue qui cherche à développer nos futurs, plutôt que de créer nos conflits. Cela demande, des deux côtés, le respect des valeurs et des intérêts vitaux de chacun». Nous partageons cette attitude. Et nous continuerons à défendre les principes de la loi et de la justice dans les affaires internationales.

Parlant du rôle de la Russie dans le monde en tant que grande puissance, le philosophe russe Ivan Ilyine disait que la grandeur d’un pays ne se mesure pas à la taille de son territoire, ni au nombre de sa population, mais à la capacité de son peuple et de son gouvernement à prendre le fardeau des grands problèmes du monde et de traiter ces problèmes d’une manière créative. Une grande puissance est un pays qui, en défendant son existence et ses intérêts… introduit une idée légale, innovante et significative au sein de l’assemblée des nations, le concert des peuples et des États. Qui peut être contre ces mots ?

Serguei Lavrov

Article original paru sur le site du Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie

Traduit par Ludovic pour le Saker Francophone

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