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sauvez les notes ! Par Jean-Paul Brighelli

29 juin 20140
sauvez les notes ! Par Jean-Paul Brighelli 5.00/5 2 votes

Publié le : 29 juin 2014

Source : lepoint.fr

Benoît Hamon propose d’abandonner la note chiffrée. Brighelli dénonce une tentative de masquer le déclin et, in fine, l’abandon de nos valeurs.

Invité par Europe 1 cette semaine à m’exprimer sur le projet d’abandon de la notation dont Benoît Hamon, qui n’avait rien d’autre à faire, s’est fait le chantre, j’ai annoncé – autant en rire puisque c’est à pleurer – le renoncement officiel, par Marisol Touraine, à l’usage des thermomètres, bien coupables d’indiquer, parfois, que le patient a la fièvre. Nous voici revenus au XVIIe siècle, quand on faisait tomber la température en saignant le malade – jusqu’à ce qu’il en crève parfois, demandez donc à la mère de Molière. Si effectivement vous ôtez quelques pintes de sang, la pression descendue régulera votre pouls – jusqu’à ce que ça remonte, parce que vous n’avez rien guéri, juste occulté le symptôme. Benoît Hamon en est là.

Il installe une conférence sur l’évaluation (contre l’avis de tous ses services, à commencer par la DGESCO, contre l’avis même du CNESCO, le Conseil national d’évaluation du système éducatif, un « machin » installé par son prédécesseur, Vincent Peillon, dont la tête lui sert aujourd’hui de marchepied pour tenter d’exister), afin d’en finir avec la « dictature » des notes, qui, nous le savons bien, humilient chaque jour des milliers d’enfants…

Les profs sont méchants ? Pas même. Je n’en connais pas qui se délectent à mettre de mauvaises notes. Mais j’en connais trop qui ont renoncé à afficher la vérité des prix, et gonflent artificiellement les résultats – après tout, on le leur demande officiellement au brevet et au bac.

Je ne suis pas ma note

On connaît l’excuse classique du cancre ramenant à la maison un devoir malmené par le correcteur : « C’est parce que le prof ne m’aime pas ! » Le ministre tient le même raisonnement tordu, confondant la valeur de l’exercice – noté de 0 à 20 – et la valeur de l’élève. Que tu aies un zéro, bougre d’imbécile, ne signifie pas que tu es un zéro ! Il faut résider rue de Grenelle pour le croire – et valoir, justement, zéro. Mais qui se soucie au fond de ce que vaut vraiment un ministre ?

Exit, donc, un système de notation qui remonte au XVIIe siècle : il appartenait sans doute à la gauche de nous débarrasser de cet ultime souvenir des grands collèges jésuites, de cette dernière référence au Grand Siècle. Si Richelieu puis Louis XIV avaient généré ce système d’évaluation des enfants (nobles) du système d’enseignement mis en place par les disciples de Loyola, c’est parce qu’ils croyaient en la valeur globale de leur civilisation. La France de Louis XIV (et je tiens compte aussi des famines, des guerres, des excommunications et des bûchers) valait cher ; la France de Hollande ne vaut plus grand-chose. Un grand doute a saisi le pays, et les gouvernants, qui ne gouvernent plus rien, s’en font l’écho.

Remplacer une note par une évaluation est contre-productif, dans l’optique même défendue par Hamon. Le chiffre a une objectivité. L’évaluation nous ramène à une subjectivité – l’enfant sera bien plus stigmatisé par un jugement global que par le détail de sa performance.

« Maman, j’ai eu du vert aujourd’hui ! »

Déjà, le primaire évolue au gré des « livrets de compétences » : acquises, non acquises, ou en voie d’acquisition. Base trois. Une usine à gaz qui bouffe le temps scolaire. En janvier 1969, le gouvernement avait décidé, dans un grand élan post-soixante-huitard, d’adopter la notation en ABCDE – base cinq. Elle fit long feu, et le génie national réimposa une base dix, ou vingt – que l’on peut affiner à l’infini en demi, quart ou centième de point. Sans doute ce qu’il y a de plus précis depuis que Fahrenheit et Celsius ont inventé leurs échelles respectives du froid et du chaud : mais le thermomètre est désormais hors la loi…

Pourquoi le primaire (et, localement, quelques classes de sixième et de cinquième, prélude à la primarisation du collège) ? Parce que les moyens de pression (en clair, la présence d’un corps d’inspecteurs) sont bien plus prégnants sur les écoles communales que dans le secondaire. Un inspecteur primaire (IEN) travaille sur une zone réduite, connaît chacune de ses ouailles, les visite régulièrement. Un IPR (inspecteur pédagogique régional) a souvent un rectorat entier à labourer, et n’inspecte les enseignants qui lui sont dévolus que tous les six ans, en moyenne (j’ai passé 14 ans, en banlieue parisienne, sans voir la queue d’un). Allez imposer des consignes à des gens que vous ne voyez que de loin en loin…

Voici donc la Note sacro-sainte remplacée par des smileys souriants (interdiction de faire la gueule, dans le système Hamon), ou des codes couleur plus aisément lisibles par des élèves analphabètes. Ce bariolage est-il plus efficace que l’indication chiffrée ? Ma foi, j’aimerais savoir ce que les parents y comprennent – « Maman, j’ai eu du vert aujourd’hui, c’est mieux que le rouge hier… » Une grande déferlante écolo-compatible déferle sur l’éducation. Le vert est paré de toutes les vertus – pourquoi pas le mauve ? Pourquoi pas un code de petits animaux : « J’ai eu un perroquet pour cause de bavardage, un singe par habileté à reproduire, et un cheval en gym parce que je cours vite… » Tout cela pour déstresser des gosses qui, d’après saint Pisa (je reviendrai prochainement sur ce système d’évaluation qui est aussi fiable que celui que le ministère veut mettre en place), sont parmi les plus angoissés de la planète (ah, vraiment ? Je croyais qu’au Japon ou en Corée… J’ai dû mal lire…).

Un mien collègue, prof de prépa, agrémente ses corrections avec un tampon représentant un clown hilare, en marge des trouvailles les plus pittoresques de ses élèves. Cela les fait bien rire, au lieu de les humilier. Et les « bulles » – les zéros – que nous avons tous un jour méritées restent dans notre souvenir bien plus comme des anecdotes drôles que comme des traumatismes inexpiables. Benoît Hamon chercherait-il à exorciser quelque souvenir cuisant ? S’offrirait-il une psychanalyse aux frais de quelques millions d’élèves ? Je n’ose le croire.

Au passage, le ministre, dans l’interview du Parisien citée plus haut, affiche ses admirables compétences : « Un écolier qui éprouve des difficultés en grammaire et en syntaxe obtiendra zéro en dictée. S’il a progressé en syntaxe, mais qu’il fait encore trop de fautes en grammaire, il aura toujours un zéro. Comment peut-il savoir qu’il a progressé ? » Quelle distinction byzantine entre grammaire et syntaxe ! Je peux encore distinguer orthographe d’usage et orthographe grammaticale – celle-ci pesant un peu plus lourd que celle-là. Mais entre faute grammaticale et faute syntaxique… C’est ce que les pères maristes qui ont formé le petit Benoît au Sénégal lui ont appris ? J’ai un doute…

Les dangers de l’évaluation sauvage

Vincent Peillon, après avoir annoncé à grand fracas la « refondation » de l’école républicaine, avait accouché d’une souris – les rythmes scolaires. Benoît Hamon, tout en détricotant l’oeuvre (?) de son prédécesseur, enfourche un très vieux cheval pédagogique, que lui ont suggéré de monter ses conseillers issus des deux syndicats qui contrôlent aujourd’hui l’éducation, le SGEN et le SE-Unsa. Sans compter les associations de parents d’élèves, FCPE et Apel, l’une et l’autre favorables (malgré l’avis contraire de 80 % de leurs adhérents) au grand remplacement des notes par des sourires. Sans compter les plus fainéants des élèves, qui, à l’occasion du bac et du brevet, ont protesté parce qu’ils craignaient que leurs performances soient sous-notées. Tout, tout de suite, et avec du sucre, s’il vous plaît ! Beaucoup de sucre !

LIRE aussi « Bac S : carnage en maths ! »

Une civilisation qui a cessé de prôner l’effort et le mérite, et la difficulté vaincue, est-elle encore une civilisation ?

La quasi-totalité des élèves, qui n’est pas composée que de feignasses abruties, est favorable au maintien des notes. À vrai dire, les enfants sont férus de classements en tous genres – ils ont la compétition intrinsèque, la comparaison naturelle, et l’évaluation autrement tranchante que leurs enseignants. Demandez à une classe de se noter, l’échelle sera terriblement basse. Le seul souci des élèves, lorsqu’on rend des copies, c’est de savoir combien a eu leur copain, histoire de se situer : c’est un souci légitime, que les gosses poussent parfois jusqu’à la caricature.

De surcroît, ils savent bien que si l’on supprime le code chiffré, un autre code se mettra en place. Christian Combaz, dans le Figaro du 24 juin, note avec raison que « le ministre entend supprimer les notes au moment où les caïds commencent pratiquement à les attribuer dans leur groupe. En tout cas, il y a longtemps qu’ils attribuent les corvées à la place des professeurs. On observe en effet un véritable transfert de souveraineté dans cette affaire : les écoliers et lycéens ont substitué, au système d’approbation officiel, que la notation représentait très bien, celui de la réputation qui revient à l’instinct tribal, et au statut de l’individu dans le groupe mafieux. » Continuons ainsi : on substituera à un système pédagogique la loi de la rue. C’est sans doute un progrès.

Au passage, Benoît Hamon se fait étriller par la Pravda du régime – Le Monde, pour ne pas le nommer. Maryline Baumard y épingle avec pugnacité l’initiative du ministre, tout occupé, selon elle, à démanteler l’oeuvre (?) de son prédécesseur. Un jour les notes, et demain, les ABCD de l’égalité, auxquels elle tient particulièrement. Autant d’aliments pour les réactionnaires et autres « blouses grises » dont je suis probablement. La suppression des notes ferait-elle partie de ce plan, si souvent commenté ici même, qui vise à renforcer les conservatismes jusqu’à la caricature afin de provoquer, à l’horizon 2017, un affrontement gauche/extrême droite ? Qui me souffle que la gauche arrivera troisième, en 2017 ?

« Une tricherie monumentale »

Dans la grande gabegie occidentale, l’idée de Benoît Hamon ne lui est même pas personnelle. Le Québec vient d’interdire les mauvaises notes, ce que le sociologue Mathieu Bock-Côté analyse avec justesse : « Comment ne pas y voir une tricherie monumentale, une dissimulation massive et un travestissement honteux de la réalité ? Comment ne pas y voir un autre indice du décalage entre des institutions publiques entretenant la fiction de leur réussite et une réalité qui leur échappe et qui finit par percer de partout ? Plusieurs ont le sentiment que l’État contemporain travaille souvent à occulter une part importante du réel, comme s’il devait entretenir la fiction d’une société qui progresse, sans quoi il serait obligé de se questionner sur les fondements idéologiques des grandes transformations qu’il pilote depuis près d’un demi-siècle. Les statistiques publiques révèlent autant qu’elles dissimulent la société qu’elles prétendent mettre en scène. Mais le réel filtre ici et là, même si ceux qui le nomment risquent les pires épithètes. »

Qui ne comprend en effet que les promoteurs de ce nouvel ordre pédagogique font le lit d’un ordre nouveau qui ne fera pas dans la demi-mesure ? Cette question de l’évaluation, qui pourrait paraître anecdotique (les ministres passent, les profs demeurent – et la force d’inertie des enseignants face aux consignes officielles est considérable), est révélatrice d’un mode global de fonctionnement : lorsque la réalité vous déplaît ou vous dépasse, cassez le thermomètre ou tuez le messager. Mais cela ne change rien à la réalité. Si la transmission des savoirs connaît aujourd’hui une si grave crise, c’est que notre société tout entière ne croit plus à ces savoirs – comme elle ne croit plus en elle-même. La proposition de Benoît Hamon, quand on y pense, est l’un des multiples révélateurs de la perte de confiance en soi, manifestation d’une société en bout de course.

Petite cause, grands effets. L’orthographe n’est pas un combat d’arrière-garde, c’est le noeud même : lâcher du lest, c’est abandonner le navire. Transmettre les règles d’accord du nom et de l’adjectif, c’est transmettre un système de valeurs ; y renoncer, c’est manifester notre rejet de ces valeurs. La France entière fout le camp, et l’on ne refondera pas l’école sans refonder la cité. Le PS au pouvoir, après l’incurie de la droite (ça y est, vous avez compris que les notions de droite et de gauche étaient inopérantes ?), accentue le délitement tout entier d’une civilisation. Soit nous réagissons – et la réaction sera nécessairement brutale, parce que nous sommes au fond et que seul un grand coup de talon nous ramènera à la surface -, soit nous basculons dans les poubelles de l’histoire.

Jean-Paul Brighelli

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