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Sergueï Lavrov : « Toutes ces années, nos partenaires occidentaux nous ont menti »

23 avril 20140
Sergueï Lavrov : « Toutes ces années, nos partenaires occidentaux nous ont menti » 5.00/5 5 votes

Publié le : 20 avril 2014

Source : comite-valmy.org

Dans une interview accordée à la chaîne de télévision Rossia 1 le 11 avril 2014, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov revient sur les raisons de la crise ukrainienne. Un témoignage important qui a l’avantage de présenter la position russe sur la question et d’en expliquer les fondements. Le Courrier de Russie en a traduit les fragments les plus marquants.

Promesses oubliées

Nous assistons en ce moment à une restructuration de tout le système mondial. Après la disparition de l’Union soviétique et du Pacte de Varsovie, ceux que nous désignons sous le terme général d’« Occident » ont laissé échapper des possibilités historiques au moment où la Russie a proposé toute une série d’initiatives qui auraient permis de réellement unir non seulement le continent européen, mais aussi le bloc euro-atlantique, Eurasie y compris.

Il a notamment été proposé de faire de l’OSCE le centre d’une telle coopération, sur une base d’égalité entre tous les États membres. On a exprimé la possibilité qu’après la disparition de l’URSS et du Pacte de Varsovie, le Bloc du Traité de l’Atlantique nord allait cesser d’exister ou, au minimum, de s’élargir. On nous a assuré de cela, on nous a beaucoup parlé du fait que, désormais, le bénéfice de tous était dans une collaboration égalitaire, fondée sur le respect des intérêts sécuritaires de chacun, que la sécurité était indivisible et que personne n’allait assurer sa propre sécurité sur le compte de celle des autres. Au début, on nous a persuadés que l’unification de l’Allemagne n’allait pas signifier l’expansion des règles et des forces de l’OTAN sur le territoire de l’ex-RDA. Ensuite, cette promesse a, évidemment, été oubliée. Après, on nous a promis que l’OTAN ne s’élargirait pas plus loin vers l’Est, qu’elle n’allait pas englober les pays d’Europe centrale et orientale – promesse qui, d’ailleurs, avait été fixée dans toute une série d’accords, n’ayant malheureusement pas été formalisés juridiquement. Mais ces promesses aussi ont été transgressées. Ensuite, il y a eu les déclarations politiques, signées au sommet dans le cadre de l’OSCE et du Conseil Russie-OTAN nouvellement créé, sur le fait que les pays de l’Alliance n’allaient pas établir de forces militaires sur le territoire des nouveaux pays membres du bloc du Traité de l’Atlantique nord. Cette promesse non plus n’a pas résisté à l’épreuve du temps.

Nous avons commencé de poser des questions : pourquoi l’infrastructure militaire de l’OTAN s’avançait-elle vers nos frontières, pourquoi créait-on une défense antimissile, dont nous avions les plus sérieux motifs de supposer qu’elle menace nos forces stratégiques de dissuasion nucléaire. Ce à quoi on nous a répondu de ne pas nous inquiéter, vu que ce n’était pas contre nous. Mais nos estimations et nos constats, que les experts de la Fédération ont proposé maintes fois aux Américains et aux autres partenaires de l’OTAN d’étudier ensemble, disent exactement le contraire. Il n’y a jamais eu, au cours de toutes ces années, de conversation sérieuse sur ce thème.

« Ne vous mêlez pas des relations UE-Ukraine »

Après cela, l’Union européenne a initié le projet de « Partenariat oriental », qui englobe six États post-soviétiques – l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Biélorussie, et dans le cadre duquel une attention prioritaire est accordée à l’Ukraine. Comme chacun sait, l’UE a proposé aux Ukrainiens de signer un accord d’association et de libre-échange. En toute camaraderie, nous avons soulevé le fait que nous sommes unis à l’Ukraine par une immense quantité de liens commerciaux et économiques, d’investissement et autres, et qu’il ne serait pas mal de réfléchir un peu ensemble à comment développer nos relations. On nous a dit : « Pour le moment, nous nous mettons d’accord avec les Ukrainiens, et ensuite, nous vous présenterons ce sur quoi nous nous sommes entendus ». On nous a assuré que l’accord d’association et de libre-échange serait un accord-type : le même que ceux que l’Union européenne a conclus avec le Mexique, la Corée du Sud et une série d’autres États.

Ensuite, quand l’accord déjà paraphé est apparu sur Internet (nous ne l’avions pas vu avant cela), il s’est révélé que le projet de document allait beaucoup plus loin que ces accords-type dont nous avaient parlé les Européens. Il va tellement loin qu’il affecte la collaboration commerciale et économique russo-ukrainienne, qu’il complique le fonctionnement de la zone de libre-échange de la CEI – qui, à propos, avait été formée à la requête et sur l’initiative de l’ancien président ukrainien V. Iouchtchenko –, et qu’il crée des conditions discriminatoires pour les productions issues de la Fédération russe, en empiétant sur les accords obtenus avec l’entrée de la Russie dans l’OMC. Nos tentatives de mener une conversation experte, professionnelle et dépolitisée impliquant la participation de l’Ukraine, de la Russie et de l’UE ont été repoussées, bien que les Ukrainiens y aient été prêts. Et repoussées avec ces paroles : « Ne vous mêlez pas des relations UE-Ukraine ».

Syndrome du vainqueur

À la base de ce qui se passe en ce moment, c’est le syndrome du vainqueur qui perce à la surface, syndrome qu’ils [les Européens et les Américains, ndlr] retenaient auparavant dans la profondeur de leurs âmes, nous assurant que personne n’avait remporté la « Guerre froide », et que nous avions tous gagné au fait que, désormais, nos valeurs étaient communes. Se manifeste aussi ici, incontestablement, leur amour-propre blessé : car ils considéraient, en effet, qu’ils pouvaient ne pas nous prendre en compte et faire avec les voisins proches et les partenaires de la Russie tout ce qu’ils jugeaient bon, sans demander notre avis, en ignorant nos intérêts légaux. Évidemment, perce aussi, ici, un sentiment de vexation lié au fait que leur nouveau projet du type de la Géorgie de l’ère Saakachvili s’est avéré non viable.

L’élargissement de l’OTAN, l’incorporation hâtive dans l’Alliance du Traité de l’Atlantique nord et l’Union européenne de nouveaux États, y compris les pays baltes, qui ne répondaient pas aux critères d’appartenance, le projet de « Partenariat oriental » : derrière tout cela, on devine largement le dessein des Américains de garder l’Europe sous leur contrôle et de garantir des formats de l’OTAN et de l’UE qui donneraient aux États-Unis une voix substantielle. L’inquiétude que l’Europe pourrait soudain devenir indépendante ou moins dépendante du lien euro-atlantique existait incontestablement à Washington.

Le parti Svoboda : « juste un tout petit peu plus à droite ? »

Concernant nos troupes, qui se préparent prétendument à se jeter à travers la frontière russo-ukrainienne sur le Sud-Est de ce pays, je déclare qu’il s’agissait d’exercices militaires. C’est une chose qui a été annoncée, c’est un fait que personne n’a dissimulé. Dans le cadre de l’OSCE, nous avons l’obligation d’informer nos partenaires sur certaines formes d’exercices militaires, à partir d’un certain effectif et d’une certaine quantité de forces et de moyens opérationnels – ce que nous avons fait. De plus, en réponse aux demandes des Ukrainiens, des Américains et des Européens, nous avons invité des représentants de ces pays à visiter le secteur de ces exercices. Selon leurs propres déclarations, ces derniers sont parvenus à la conclusion officielle qu’ils n’avaient pas découvert, sur place, la moindre activité militaire menaçante. Après cela, nos représentants à l’OSCE ont demandé à ces inspecteurs de diffuser leurs conclusions au sein de cette respectable organisation. Ce qu’ils n’ont, jusqu’à présent, pas fait.

J’ai eu des conversations en nombre non négligeable avec mes collègues concernant le caractère de la coalition qui a rompu l’accord du 21 février et réalisé un coup d’État. Bien sûr, nous avons parlé du parti Svoboda [parti parlementaire ukrainien ultranationaliste, ndlr]. À de nombreuses reprises, j’ai demandé à J. Kerry et aux ministres des Affaires étrangères de l’Europe où pouvait-on prendre connaissance de leur position quant au parti Svoboda. Savoir ce qu’ils pensaient de cette formation, dont les documents qui établissent leur programme se réclament de la déclaration de juin 1941, qui formulait la mission d’aider Hitler à instaurer l’ordre nouveau. Je n’ai pas réussi à obtenir de lien sur leurs déclarations publiques à ce propos.

Évidemment, nous savons, par le biais des multiples interventions issues des opinions publiques américaine, israélienne, mondiale, ce qu’ils pensent du parti Svoboda, sans même parler du Secteur droit (Pravyi Sektor). Au cours de nos conversations, J. Kerry m’a dit : « Ils ont un lourd passé, nous le comprenons. Mais selon nos observations, ils se rapprochent désormais du main stream politique ». Laurent Fabius, dans un de ses discours, a noté que Svoboda est « juste un tout petit peu plus à droite que les autres ». Stupéfiante déclaration !

Nous avons déclaré qu’un tel rapport à la mémoire de ceux qui ont combattu et vaincu le fascisme, qui ont sauvé l’Europe de la peste brune était pour nous inadmissible. Qu’étaient pour nous inadmissibles ces tentatives de faire régner dans un État européen une coalition impliquant la participation de tels acteurs.

Le projet d’endiguement de la Russie n’a jamais été aboli

La colère mal dissimulée de l’Occident face au fait que notre pays a défendu ses intérêts légaux [en Crimée, ndlr] – transgressés depuis bien longtemps au mépris de toutes les constitutions et lois sur la sortie hors de l’URSS – témoigne de ce que le projet géopolitique d’endiguement de la Russie n’a jamais été aboli par personne. C’est regrettable, et c’est triste. Toutes ces années, nos partenaires occidentaux nous ont menti quand ils faisaient serment de leur attachement à une Europe unie, sans lignes de division, quand ils faisaient serment qu’ils allaient respecter nos intérêts dans une totale mesure, que la sécurité était indivisible, etc.

On nous répète sans cesse que « le Kosovo, c’était un cas à part, car des milliers de personnes ont péri là-bas ». Faut-il en conclure que, pour que les habitants de Crimée obtiennent la reconnaissance de leur droit imprescriptible, il faut que coule autant de sang en Crimée qu’au Kosovo ? Pardonnez-moi, ce sont des parallèles et des analogies parfaitement impropres.

La Crimée et l’archipel des Comores

Quand la décolonisation a eu lieu en Afrique, les îles des Comores, qui appartenaient à la France, ont un peu tardé à se libérer du joug colonial : l’indépendance n’y a été obtenue qu’au début des années 1970, plus tard que ne l’avaient fait la majorité des autres pays africains. En accord avec la puissance coloniale, un référendum a été organisé, à l’issue duquel toutes les îles des Comores se sont prononcées pour l’indépendance, excepté la seule île de Mayotte, dont la majorité des habitants ont voté contre. Mais les conditions du référendum étaient univoques – tous avaient été appelés à voter et, si la majorité avait déclaré vouloir l’indépendance, ça signifiait que celle-ci devait être reconnue.

Nos collègues français, à l’époque, ont refusé d’accepter les résultats du référendum – bien que ceux-ci aient été reconnus par l’Assemblée générale des Nations-Unies – et ont déclaré qu’ils allaient organiser un autre référendum, complémentaire, qui prendrait en compte le vote de chaque île séparément, et à l’issue duquel chaque île obtiendrait le statut pour lequel elle se serait prononcée. L’île de Mayotte a de nouveau voté contre l’indépendance, et l’ONU n’a de nouveau pas accepté ces résultats, obtenus suite à un vote mené déjà de façon autonome. Mais la France a dit qu’elle reconnaissait le vote des habitants de l’île de Mayotte. Au mépris de nombreuses décisions de l’ONU, qui condamnait cette approche et rejetait les résultats de ce second référendum, l’île de Mayotte est devenue, en 2011, un nouveau département français d’Outre-mer, c’est-à-dire un membre de plein droit de la République française.

A telle voix, tel écho

Je voudrais vraiment que le « syndrome du monde unipolaire » disparaisse au plus vite, parce que le monde ne peut être que multipolaire. Et plus forts seront les autres pôles, à côté des États-Unis, plus ce sera utile pour Washington elle-même. Les États-Unis comprennent cela, ils le ressentent intérieurement. Même quand les États-Unis ont décidé de bombarder l’Irak, ils se sont lancés dans l’organisation d’une coalition, s’efforçant d’y inclure jusqu’aux plus petits États insulaires, prêts à envoyer même une quelconque unité de communication ou deux officiers d’état-major.

Comme chacun sait, à la veille du récent vote à l’Assemblée générale de l’ONU sur la résolution de soutien à la souveraineté de l’Ukraine, incluant la Crimée – ce qui constituait un geste clairement anti-russe –, il n’est pas une capitale où les ambassadeurs des États-Unis ne soient pas allés et n’aient pas, avec un peu d’arrogance, appelé à voter pour cette résolution. Ceux qui n’étaient pas d’accord ont subi du chantage, des menaces. Nous savons cela. Pour des raisons évidentes, je ne peux pas citer de pays ou de noms, mais c’est ce qui se passe.

Nous savons que, dans le monde entier, des messagers sont envoyés, des instructions sont données aux ambassadeurs américains et européens pour obtenir de différents pays le gel des contacts de travail normaux avec nos représentants. À Moscou, les ambassadeurs de l’UE et des États-Unis, manifestement, se sont aussi mis d’accord pour moins communiquer avec nous sur les questions qui, selon leur conviction, nous intéressent. Même si, sur les questions qui les intéressent, eux, ils vont sans aucun doute maintenir les contacts avec nous.

Il est indispensable, ici, de comprendre une chose simple : les relations internationales sont basées sur la réciprocité : « À telle voix, tel écho ». Nous n’allons pas nous venger sur tel ou tel ou agir exprès pour contrarier, mais nous allons adopter une approche pesée sur chaque situation concrète qui surviendra.

Les Russes sont des gens responsables

On voit déjà, à toute une série de signes, que nos partenaires occidentaux sont « déchirés » par les contradictions. D’un côté, ils observent la réaction assez tranquille de la Russie : il n’a pas été possible de nous mettre hors de nous avec des sanctions. Pour cette raison, nos partenaires veulent continuer de nous agacer dans l’espoir de nous mettre hors de nous. Ils veulent nous voir ressentir que nous sommes punis. Parallèlement, ils comprennent qu’il sera très difficile, sans nous, de résoudre de nombreuses questions, et je ne parle même pas de la Syrie, de l’Iran. Nous n’avons pas l’intention de déclarer : « Puisque vous agissez comme ça avec nous, eh bien, que le bain de sang se poursuive en Syrie, nous ne nous chargerons pas de régulation politique ni de fournir une aide humanitaire, eh bien, que l’Iran se construise une bombe atomique ! » La Russie ne fera pas cela, parce que nous sommes des gens responsables – à la différence de beaucoup de ceux qui tentent de nous pousser dans cette voie. Il est peu probable que l’on puisse, sans nous, s’occuper du très sérieux problème nucléaire de la péninsule de Corée – nous ne voulons pas d’une bombe atomique à nos frontières.

Le business n’est pas certain que les sanctions anti-russes soient légitimes

À côté du contexte et des problèmes politiques qui figurent à l’ordre du jour de la « communauté internationale » (et je ne peux plus employer ce terme sans ironie, vu que l’Occident se représente cette communauté exclusivement comme lui-même et ceux qui le soutiennent inconditionnellement), il y a encore les intérêts de l’économie, du business. On peut lire la presse ou participer à certaines manifestations organisées par les milieux d’affaires d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, de France, des États-Unis. En Amérique, toute une série de sociétés se sont profondément investies dans l’économie de la Fédération de Russie : pour Pepsi Cola, par exemple, la Russie est le deuxième marché mondial, Coca-Cola prévoyait d’investir cinq milliards de dollars en Russie d’ici à 2016, ExxonMobil vient juste d’y investir dix milliards de dollars, Boeing, Caterpillar et beaucoup d’autres travaillent ici. Et leur réaction montre que les signaux qui leur parviennent depuis les gouvernements occidentaux – du type « Allez, les gars, ne développez pas trop la relation avec la Russie en ce moment » – ne sont pas acceptés. Les hommes d’affaires sont convaincus qu’il faut maintenir et cultiver notre relation économique – non seulement parce que le business veut toujours plus de bénéfice, mais aussi parce que le business n’est pas certain que ces sanctions soient légitimes.

Nos militaires ne sont pas présents en Ukraine

Nos militaires, nos agents ne sont pas présents en Ukraine. Il y a là-bas des citoyens russes, certains d’entre eux ont d’ailleurs été montrés dans une série d’émissions télévisées, on a vu notamment ce petit gars arrivé de Volgograd. Rien d’étonnant à cela : qui n’y avait-il pas sur Maïdan, jusqu’à des extrémistes suédois… Si des gens ont été poussés au désespoir, ont hissé des drapeaux russes et ont appelé au secours en disant « Poutine, aide-nous, sauve-nous des fascistes », c’est avant tout de la faute de ceux qui se sont proclamés comme étant le pouvoir à Kiev. Il ne faut pas ne pas dialoguer avec les gens.

Nous sommes convaincus que le plus important à faire, aujourd’hui, en Ukraine, c’est une réforme constitutionnelle impliquant la participation de toutes les régions et menée sur la base d’élections libres, honnêtes et universelles à la présidence, au parlement et localement (afin que les régions se choisissent elles-mêmes une assemblée et un gouverneur). Nous voulons que l’Ukraine demeure entière dans ses frontières actuelles et dans un respect total des régions. Nous appelons conditionnellement « fédération » ce qui pourrait résoudre le problème de nos très proches voisins, frères, amis. Mais nous ne obstinerons pas sur ce terme. C’est au peuple ukrainien de décider.

Sergueï Lavrov

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