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C’est en Italie que se joue l’avenir de l’Europe – Par Denis Collin

29 octobre 20181
C’est en Italie que se joue l’avenir de l’Europe – Par Denis Collin 5.00/5 3 votes

Publié le : 12 octobre 2018

Source : la-sociale.viabloga.com

Note de La Plume : très intéressant article sur la situation italienne d’un « homme de gauche » lucide et honnête… malgré quelques piques partisanes que nous ne cautionnerons pas, c’est assez rare pour être relayé ici !

Retour sur la situation italienne et les leçons qu’on en peut tirer pour la France

Depuis la formation de cet étrange gouvernement Lega-M5S, l’Italie est devenue pour les progressistes autoproclamés le repoussoir parfait. Salvini est un fasciste, son gouvernement est fasciste et il n’y a pas à discuter de tout cela. Celui qui demande une analyse un peu plus approfondie, un peu plus subtile est déjà en train de faire le jeu du fascisme, de tisser la toile des « rouge-brun » ou d’organiser le front unique des « populistes » et des souverainistes, deux catégories que tout homme de gauche se doit d’abhorrer par-dessus-tout.

Qu’on nous permette cependant de revenir sur la situation de l’Italie aujourd’hui et la réalité de ce gouvernement. Il faut d’abord commencer par balayer les accusations de fascisme, de retour aux heures sombres de notre histoire et autres calembredaines de la même farine. Le fascisme, c’es la violence politique et les bandes armées. Combien de permanences syndicales ont-elles été saccagées par les hordes salvinistes ? Combien d’antiracistes ou de « no border » ont-ils été contraints de boire de l’huile de ricin ? Combien d’intellectuels ont-ils été déportés aux îles Lipari, combien de communistes mis en prison, combien de députés socialistes assassinés ? Bon vous me direz qu’il n’y a plus ni communistes ni socialistes, mais la disparition de ces deux partis n’est pas absolument un mauvais coup de Salvini. Les dirigeants socialistes et communistes, les Craxi et les Occhetto, ont été assez grands pour saborder tous seuls leurs propres partis. Et la gauche ferait mieux de se demander pourquoi les dirigeants communistes se sont fait « hara-kiri » au congrès de Bologne en 1991. Pourquoi les d’Alema, Veltroni et tutti quanti qui ont présidés aux destinées du PDS l’ont-ils fondu dans ce truc infâme qu’est le PD, machine politique entièrement au service du capitalisme mondialisé et de la politique de l’Union Européenne, profitant de chacun de ses passages au pouvoir pour faire ingurgiter une nouvelle purge au peuple italien. Comme le disait encore hier Romano Prodi, ancien chef de la « gauche », « il faut obéir aux règles européennes, même quand elles ne sont pas intelligentes ». Tout est là.

Un deuxième ingrédient du fascisme est l’alliance de la pègre avec l’armée et le grand capital. On ne trouve évidemment rien de tout cela en Italie aujourd’hui. La pègre mafieuse, on peut en trouver à la Lega, sans aucun doute, mais elle s’est aussi très bien infiltrée dans les « honorables » partis de gouvernement traditionnels, au premier chef Forza Italia et le PD qui a repris le pire des traditions de la démocratie chrétienne version Andreotti et, en même temps, le goût de la magouille du PCI. Le procès qui s’est tenu l’an passé contre la « Mafia capitale » de Rome a bien mis tout cela en lumière. En tout cas, le grand capital ne soutient pas vraiment Salvini et le journal de la petite-bourgeoisie intellectuelle et de la bourgeoisie de gauche, la Repubblica ne lui fait guère de cadeaux. Le Corriere della Sera, la grande bourgeoisie du Nord faite journal, ne lui est pas plus favorable. Par contre la petite-bourgeoisie traditionnelle et une partie des ouvriers lui apportent leur soutien, de même que certaines fractions des capitalistes moyens, mais ceux-ci préfèrent nettement Berlusconi bien que l’attelage du cavaliere soit aujourd’hui assez brinquebalant et ne tire plus le Carroccio.

Idéologiquement la Lega est le produit d’une bizarre transformation. Née comme un mouvement sécessionniste du Nord, visant à construire un soi-disant Padanie plus ou moins indépendante, ce parti était raciste surtout à l’égard des Italiens du Sud (Rome étant d’ailleurs souvent englobée dans le Sud). Du coup il était aussi outrageusement pro-européen : une Padanie indépendante aurait, selon ses chefs de l’époque, trouvé sa vraie place dans une Europe débarrassée des États centralisateurs. En changeant ce qui doit être changé, on pourrait rapprocher ce mouvement de indépendantistes catalans qui eux ne sont pas des fascistes mais sont au contraire parés de toutes les vertus par la gauche et l’extrême gauche… Après l’élimination de Bossi qui avait trop mis les mains dans le pot de confiture, la Lega s’est totalement réorientée. Ne se contentant plus d’être un parti supplétif de Berlusconi, elle s’est transformée en parti national italien, a cherché à s’implanter dans le Sud et est devenue pour le moins « eurosceptique ». Et son « racisme » à l’encontre des Italiens du Sud s’est tourné plutôt en xénophobie générale, dirigée cependant plus directement contre les vagues de « migrants ».

Encore faut-il comprendre pourquoi ses attaques contre les « migrants » ont rencontré un assez large écho dans la population, ce qui a d’abord permis à la Lega de passer de 4 à 18% aux élections générales et à Salvini une montée de popularité dans les sondages (plus de 60% des Italiens). Généralement la xénophobie est assez bien partagée et aucune nation n’existe si ses citoyens ne préfèrent pas leurs concitoyens à l’étranger. Rousseau avait dit à ce sujet des mots définitifs que les âmes charitables du mondialisme échevelé ne veulent plus entendre, bien que l’on sache que sous toutes les latitudes les peuples aiment bien rester « maîtres chez soi » (padrone da se), que les gouvernements exercent un contrôle vigilant à leurs frontières et que personne n’aime trop être envahi par des étrangers, surtout des étrangers aussi étranges. D’ailleurs les Français qui donnent des leçons d’humanité à la Terre entière exercent un contrôle tatillon à la frontière franco-italienne : on ne sait jamais un migrant pour passer de l’Italie à la France… Dans le cas de l’Italie, ces données générales n’avaient finalement qu’assez peu joué et les Italiens pendant des années se sont montrés bien plus accueillants que la plupart de leurs voisins. L’Italie est proche de la Tunisie et de la Libye et pendant des années sa marine s’est débrouillée seule pour sauver les barques des trafiquants qui faisaient naufrage. Des centaines de milliers de réfugiés ont été accueillis, soignés et souvent intégrés par un gouvernement qui accordait par ailleurs des aides substantielles à chaque nouvel arrivant. Pendant des années, les Italiens ont demandé aux autres gouvernements européens de les aider, de prendre leur part de ce fardeau. En vain. L’UE se contentait de rappeler à l’Italie les contraintes de Maastricht. La montée d’un sentiment d’hostilité et à l’UE et aux immigrés a sa racine là et pas ailleurs. Et Salvini a exploité ce sentiment. Ajoutons que la situation « sécuritaire » de certains quartiers n’est pas toujours très agréable. Il existe des mafias « rom » qui concurrencent ou s’allient aux différentes branches de la mafia italienne. Dans certaines régions du Sud des mafias nigérianes opèrent à grande échelle et Salvini a eu beau jeu de dire qu’il voulait bien les bons immigrés mais pas les voyous. Nous savons aussi que Salvini laisse fuiter « en privé » des propos moins policés et qu’il libère des comportements assez peu ragoûtants – mais nous avons les mêmes à la maison. Salvini a même réussi à gagner l’électorat chrétien dont les sondages montre qu’il suit plus le chef de la Lega que le pape sur la question de l’accueil des réfugiés et du coup voilà cet homme bien peu chrétien qui fait l’apologie de l’Europe chrétienne… Enfin l’alliance avec Marine Le Pen – en ce moment c’est une vraie lune de miel entre ces deux-là – et les accointances avec Orban finissent de tracer le portrait du vice-premier ministre italien. Un homme de droite, s’appuyant sur le sentiments d’hostilité aux étrangers sur l’anti-fiscalisme qu’en France on dirait « poujadiste ». Bref quelqu’un dont on sait qu’il est fondamentalement un adversaire politique.

Mais une fois ce portrait dressé, on voit bien qu’il n’y a rien de fasciste là-dedans ou alors il faut caractériser la droite dans son ensemble de « fasciste ». Si on s’en tient aux paquets de décrets anti-immigration adoptés en conseil des ministres, l’Italie se trouve maintenant à peine au niveau de la France en matière de restrictions. À côté de Collomb, Salvini est un peu « petits bras ». Et qui connait un tant soit peu l’Italie sait parfaitement que parler de « danger fasciste » en ce moment est une pure folie. Au contraire, l’événement intéressant, celui qui aurait du interpeller les commentateurs, c’est le ralliement de Salvini à une alliance avec le Movimento Cinque Stelle (M5S), un mouvement que l’on pourrait plus volontiers situer « à gauche ». Partisan de l’intervention de l’État dans une optique plutôt keynésienne mais en même temps plutôt écologiste et proche des thèses de la décroissance, critique du pouvoir bureaucratique et corrompu et partisan de la démocratie directe, c’est apparemment l’exact opposé de la Lega ! Une pomme de discorde entre eux : la ligne TAV Lyon-Turin, à laquelle la Lega est favorable alors que le M5S est très engagé dans les mouvements « no TAV ». Il y a cependant deux points de convergence : d’abord la méfiance, pour ne pas dire plus, à l’égard de l’UE – plusieurs économistes M5S sont ouvertement favorables à la sortie de l’euro et travaillent en ce sens – et ensuite le refus de l’immigration de masse et la préoccupation de l’identité italienne. Si, sur l’immigration c’est Salvini qui a mené la danse, en revanche sur le budget, ce budget qui a mis hors d’eux Juncker et Moscovici, c’est le M5S qui impose ses vues.

Le point capital aujourd’hui, ce n’est pas la « nature » du gouvernement italien, mais le fait qu’il ait engagé, pour la première fois, une dynamique de remise en question concrète, immédiate du carcan de l’Union Européenne. Ici, en France, on a beaucoup parlé de la « désobéissance », mais c’est ce gouvernement italien-là qui la met en œuvre. Où cela conduira-t-il ? Il est difficile de le dire. La Lega a été tirée en dehors de son espace traditionnel, beaucoup d’Italiens mettent leurs espoirs dans Salvini qui leur semble l’homme énergique dont l’Italie a besoin pour sortir du marasme. Ils se trompent certainement, mais leurs illusions sont un fait objectif. Pendant le même temps, Salvini a renouvelé pour les élections régionales son pacte avec… Berlusconi ! Donc au niveau local la Lega sera alliée à un parti qui est dans l’opposition au gouvernement Lega-M5S. Comment cela sera-t-il possible ? En maintenant cette alliance avec Il Cavaliere, la Lega envoie un signal : nous ne sommes pas aussi fous que le M5S et nous n’irons pas jusqu’à la rupture avec l’UE ! D’un autre côté, l’affaire du budget pourrait conduire Salvini plus loin qu’il ne l’aurait souhaité. Si la spéculation se déchaîne contre l’Italie (le fameux spread, c’est-à-dire l’écart entre les taux allemands et italiens, qui a beaucoup augmenté), le pays pourrait se trouver dans une mauvaise situation. Mais fort heureusement, les Italiens n’ont pas fait confiance à un homme de gauche comme Tsipras. Les dirigeants M5S et certains cadres de la Lega étudient sérieusement la possibilité de la sortie de l’euro pour sauver l’Italie face à la spéculation plus ou moins pilotée de Berlin ou Paris. Régulièrement, des sphères gouvernementales, fuitent des informations selon lesquelles on se préparerait à mettre en circulation en Italie une nouvelle monnaie en lieu et place de l’euro. Les dirigeants seront-ils assez forts pour résister aux pressions de l’UE ? Mystère.

Les Italiens ont un certain nombre d’atouts à faire valoir dans cette partie tendue qui se jouent en ce moment. L’économie italienne, bien qu’ayant eu beaucoup de mal à se sortir de la crise de 2008 reste exportatrice net : tout le monde ne peut pas en dire autant, et surtout pas la France qui ne cesse de s’enfoncer. La deuxième puissance industrielle d’Europe, derrière l’Allemagne, ce n’est pas la France mais l’Italie. En outre, la dette publique italienne, à la différence de la dette publique française, est majoritairement détenue par les Italiens alors que nous, nous nous finançons sur les marchés mondiaux, depuis que Pompidou en a fait la règle. Certes, le système bancaire italien est très fragile, mais pas beaucoup plus, finalement, que celui de ses voisins. En outre le fort engagement des banques françaises dans les affaires italiennes, notamment le Crédit Agricole qui a pris le contrôle de la plupart des grandes caisses d’épargne du Nord (Cariparma, Carispezia, etc.), va conduire les dirigeants français à avancer prudemment et les déclarations fanfaronnes du petit président français pèseront peu si l’effondrement des banques italiennes entraîne celui du Crédit Agricole et de la Société Générale (rien que ça !). Enfin, dernier atout : l’Italie n’est pas la faible Grèce mais l’un des membres fondateurs de l’UE qui fut portée sur les fonds baptismaux à Rome voilà plus de soixante ans. La sortie de l’Italie de l’euro entraînerait sa sortie de l’UE – c’est qui a été dit aux Grecs pour les convaincre de rester dans l’euro et d’en payer le prix – et ce serait la fin de l’UE, le détricotage de tout un système économique avec une crise profonde dans tous les pays européens.

Donc la désobéissance italienne pourrait être payante – encore une fois si ses dirigeants sont des princes machiavéliens et non une variation sur le thème archi-usé de la combine et de la tambouille à la sauce de la vieille démocratie chrétienne. Les Italiens pourraient obtenir une sorte de renégociation des traités, donnant une plus grande marge aux gouvernements nationaux. Bref, on pourrait aboutir à une situation intermédiaire entre le plan A et le plan B de la France Insoumise.

Évidemment, ça ne suit pas les chemins prévus par nos bonnes gens « de gauche », évidemment, ce n’est pas très pur et on n’y trouve l’estampille « IGP, garanti de gauche ». Mais il faut partir des réalités, pas des lubies et des discours impuissants de la « gauche de gauche ». Cela suppose que l’on soit capable de hiérarchiser les combats, de mettre ce qui est décisif au premier plan et de renvoyer à des jours meilleurs les débats sociétaux qui ne peuvent que diviser les classes populaires. Aller jusqu’au bout d’une révolution intellectuelle et politique radicale. Si nous voulons tirer des leçons pour nous, en voici quelques-unes :

La première est qu’il y a une course de vitesse entre le FN/RN et ceux qui gardent encore en tête, sincèrement, les idéaux émancipateurs du mouvement ouvrier. Si on ne veut pas avoir un Salvini français, il faut s’adresser à l’électorat populaire du FN/RN. Sinon, comme en Italie, les restes du mouvement communiste et socialiste regarderont impuissants une bataille dont les chefs sont peu reluisants. Mais comme le disait à peu près Hegel, quand l’histoire n’a de grands hommes, elle les invente.

Deuxième leçon : cesser de regarder aujourd’hui avec les lunettes d’hier et de parler de fascisme à toutes les sauces. Marine Le Pen n’est pas plus fasciste que Salvini, même si elle n’a peut-être pas le courage politique de son compère italien. En tout cas le RN n’est pas un parti fasciste contre lequel il faudrait faire une sorte de « cordon sanitaire ». La démocratie n’est pas menacée par les « hordes lepénistes » mais par les gens bien propres sur eux qui contrôlent l’État et les grandes entreprises et ont engagé la grande bataille pour broyer tous les acquis sociaux et liquider toutes les libertés démocratiques. Et pour défendre notre pays, notre modèle social, nos valeurs républicaines, il faut être prêt à faire alliance avec le diable et même avec la grand-mère du diable.

Troisième leçon : il faut un parti, construit méthodiquement, avec des sections par ville et un local par section, des fédérations départementales, en suivant l’organisation républicaine du pays, avec des adhérents qui cotisent et des secrétaires et des trésoriers, bref des choses assez « ancien monde » qui sont les seules à tenir dans le temps. Il faut cesser de citer Gramsci (sans l’avoir lu) mais faire du « gramscisme pratique ». La gazeuse France Insoumise a tourné le dos à cette tâche et ne connait pas d’autre moyen de régler les différends au sein du mouvement que l’exclusion et l’omniscience du chef suprême. Un billet assuré pour la défaite.

Je crains de n’être pas entendu par le petit monde des militants. Les défaites franches, dit Régis Debray, ont l’avantage qu’on ne peut pas se raconter d’histoires, qu’on est obligé de reprendre le problème à zéro. Nous n’avons pas eu de défaite franche et, en France, la décomposition de la gauche se poursuit et on fait comme si rien de sérieux ne s’était passé et comme si on pouvait continuer de rabâcher les mêmes litanies. Nous chassons les phobies. Mais il y en une qui se porte bien, c’est la démophobie, la crainte du peuple, la crainte de la parole qui vient d’en bas et que tous les politiques se refusent à entendre. Il serait temps de se déboucher les oreilles et d’entendre que ça branle dans le manche.

Denis Collin

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