Economie

L’Etat « stratège », RTL et François Lenglet – Par Jacques Sapir

14 mars 20170
L’Etat « stratège », RTL et François Lenglet – Par Jacques Sapir 4.20/5 5 votes

Publié le : 10 mars 2017

Source : russeurope.hypotheses.org

L’action directrice de l’Etat se retrouve aujourd’hui au centre des programmes de trois candidats à l’élection présidentielle ; Jean-Luc Mélenchon (avec la « planification écologique » (1) qui figure dans le programme de la France Insoumise (2)), Nicolas Dupont-Aignan, et bien entendu Mme Marine le Pen. On comprend bien qu’il y a aujourd’hui un mouvement de fond, allant de la gauche à la droite, pour demander à ce que l’Etat reprenne ses responsabilités. A en croire les sondages, près de 40% des (futurs) électeurs français soutiennent l’idée d’une intervention économique de l’Etat. De fait, si la question était explicitement posée, il est très probable que le nombre réel des partisans de ce nouvel étatisme dépasserait largement les 50% de la population. L’expérience des pays étrangers montre que c’est effectivement possible, mais que cela demande de construire des institutions adaptées.

Le retour de l’Etat ?

Mme Marine le Pen a donc été reçue le mercredi 8 mars sur RTL dans l’émission de François Lenglet (3). Ce dernier a été très critique quant à la notion d’Etat-stratège. Il observe que bon nombre d’investissements menés par l’État ont échoué ou sont sur la mauvaise pente : le fiasco de l’EPR, la faillite du Crédit Lyonnais, l’entêtement sur le Minitel… De quoi installer un certain scepticisme sur ce point. Mais, il passe à côté de l’essentiel quand il ne voit pas les sources de cet «  Etat-Stratège  » dont il faut dire qu’il n’est nullement la propriété de Mme le Pen, et qu’il est aussi défendu par d’autres candidats.

Le définition de l’Etat Stratège donnée par Mme Marine le Pen correspond à un mélange de tradition française des années 1950-1970, et de ce point de vue elle se situe dans la filiation de la politique économique de George Pompidou (4), et de la démarche adoptée par les pays asiatique (Japon, Taiwan, Corée du Sud, Chine, Malaisie) depuis 1950. Cette dimension semble avoir complètement échappée à François Lenglet. On peut même y ajouter la remarquable politique industrielle menée par la Suisse depuis une dizaine d’années, qui a fait éclore une « silicon valley » sur les bords du lac Léman, ce dont on a d’ailleurs rendu compte dans ce carnet (5).

Un des points décisifs dans ce type de politique est l’importance des financements publics. Ces derniers sont essentiels à la fois pour le développement de la recherche fondamentale, mais aussi pour une large part de la recherche appliquée. De fait, les différents fonds publics suisses contribuent à hauteur de 75% à 90% (selon les projets) au financement global. En un temps où l’on ne cesse de vanter les attraits du PPP (Partenariat Public Privé), il était bon que soit rétablie la vérité des chiffres. Non que le PPP soit superflu ou inutile. Il peut être un excellent moyen de trouver un financement particulier, à une étape précise du projet. Mais, la dimension publique du financement reste très largement majoritaire. De plus, les financements privés soulèvent des problèmes ardus quant à l’indépendance scientifique et intellectuelle des chercheurs. Mme Isabelle Chassot, présidente de la Conférence des Directeurs de l’Instruction Publique, organisation fonctionnant à l’échelle nationale, a rappelé la nécessité d’avoir des règles précises encadrant ces financements privés. Ces financements par l’Etat et les aides en matière d’organisation du marché intérieur (qui peuvent impliquer des mesures protectionnistes) permettent la constitution de « grappes » d’innovation, se traduisant par des développements industriels importants. Ces « grappes » sont largement le produit d’une interaction forte entre un potentiel scientifique de grande qualité et des financements directs ou indirects, de l’État. En effet, sans demande, l’innovation est condamnée à rester au stade du laboratoire ou du prototype. Celle-ci peut être le fait de l’État ou des collectivités publiques.

Les institutions de l’Etat stratège

Il n’y a donc rien de nouveau à cet égard quant à ce retour du rôle économique de l’Etat et il n’y a rien de choquant. Les préventions de François Lenglet sonnent faux sur ce point. Non que les notions d’un « Etat-Stratège » ou d’une « Planification écologique » soient des chemins emplis de roses. Les politiques interventionnistes issues de l’Etat ont permis de beaux succès industriels mais elles ont aussi connu des échecs. Cependant, il convient de remarquer que ces échecs restent relativement limités eu égard aux succès rencontrés par ailleurs. Le bilan, tel qu’il faut dressé par Robert Wade, l’ancien responsable « Asie » de la Banque Mondiale dans son livre fameux « Governing the Market »(6), ou par Daniel Okimoto (« Between MITI and the Market »(7)), est largement positif. Elizabeth Amsden a aussi écrit un livre important sur la Corée du Sud (Asia’s Next Giant) (8), et l’exemple coréen – un pays de 44 millions d’habitant – illustre bien les réussites, mais aussi les dangers d’une politique étatiste et interventionniste (9).

Ajoutons que des travaux récents ont montré tout l’intérêt, dans la situation actuelle, de reprendre des méthodes de politiques économiques datant des années 1950, soit de la grande période du « plan indicatif » à la française (10). Cette politique est aujourd’hui perçue comme l’équivalent du « New Deal » aux Etats-Unis (11).

Aussi, quand Mme Marine le Pen, répondant à une question de François Lenglet (12), parle de « jeter le conducteur pour garder le TGV » on aimerait qu’elle rentre un peu plus dans le fond du problème. Car il y a là une objection véritable à la démarche interventionniste : comment éviter la capture de la politique publique par des intérêts privés. Autrement dit, quelles sont les institutions qui auront la charge de la définition de la « stratégie » de l’Etat ? Seront-ce des institutions paritaires (Etat-Entreprises), voire tripartites (Etat-Entreprises-Syndicats) ? Seront-elles sous la tutelle du Premier-ministre ou du Président de la République ? Quel sera le rôle et les moyens de l’organe charger de coordonner les différentes interventions, reprenant (mais dans un autre contexte) les fonctions du Commissariat Général au Plan ? Quel sera leur pouvoir et quelles seront leurs attributions ? Plus précisément, la définition de la stratégie globale sera-t-elle dévolue à un organisme public (comme fonctionnait l’ancien Commissariat Générale au Plan) quitte à laisser l’application de cette stratégie à divers comités (comme le Conseil National du Crédit autrefois (3)) ? De même, qui déterminera les taux d’intérêts ? (14)

La question des institutions est véritablement au centre de toute politique interventionniste, pour éviter – et là Mme le Pen a incontestablement raison – la capture de cette politique par des intérêts particulier. Il faut rappeler ici que la référence à la souveraineté, qui est un premier pas nécessaire, ne dispense nullement de penser soigneusement les architectures institutionnelles qui permettront la synthèse entre les différents intérêts. De cela, Mme le Pen n’a, hélas, nullement parlé. Mais, au vu de la durée de cette émission, on peut aussi penser elle n’a pu préciser sur ce point son propos. Pourtant, cela aurait du être la tache de M. François Lenglet de permettre à l’auditeur de se faire sur ce point une opinion et donc, au lieu de parler des quelques échecs (qui existent) de l’intervention de l’Etat, de se concentrer sur la question des institutions. La question de l’architecture institutionnelle est bien au cœur de la réussite (ou de l’échec) d’une politique interventionniste.

De mauvaises critiques

Les critiques de M. Lenglet, dont on entend bien qu’il était dans son rôle de pousser Mme le Pen à préciser les choses, sont par ailleurs assez curieuses. Les échecs de marché, de direction privée, sont en réalité bien plus importants que les échecs publics (15). Rappelons-nous la crise de 2007-2009, magnifique exemple d’un échec massif de marché, ou les erreurs de différentes sociétés (que ce soit Samsung, Nokia il y a quelques années, ou encore Opel). Par ailleurs, certains exemples sont très mal choisis. Google et Apple ont très largement bénéficié des programmes militaires financés par le gouvernement américain depuis les années 1970 (16). La question des « retombées » des programmes militaires est une chose bien connue des économistes, et le budget militaire américain a largement une fonction de politique industrielle et économique (17). Donc, prétendre que ces deux compagnies ont eu des développements qui sont « privées » et n’ont nullement bénéficié d’une aide de l’Etat est matériellement faux. Sans le budget militaire américain, la Silicon Valley n’existerait pas, et Google ou Apple non plus. De même Boeing n’existerait pas sans le budget militaire américain. Il est d’ailleurs curieux que François Lenglet raisonne comme si les retombées des programmes militaires (ou spatiaux) américains étaient négligeables. La question du spin-off est d’ailleurs centrale pour une politique interventionniste.

La question du choix des filières est certainement une question plus pertinente qui aurait pu être posée (18). Trop souvent, l’intervention de l’Etat se borne à vouloir sauver des entreprises en difficultés (ce que fit le Président Obama avec Général Motors, il convient de le rappeler), voir à tenter de sauver des branches ou des filières en difficultés. Cela peut être justifié, comme cela peut ne pas l’être. La plupart des gaspillages dénoncés par François Lenglet concernent ce type d’intervention.

Il n’y a pas, en réalité, de règle générale sur ce point, uniquement des cas particuliers. Certaines actions ont été positives (cas de Général Motors aux Etats-Unis). Par contre, la définition d’entreprises « stratégiques » (dans le domaine de l’électronique, de l’aérospatial, du médical) et de secteur dont on peut penser qu’ils connaîtront des développements importants dans les 10 à 25 années à venir est possible (19), mais exige une capacité d’études et de discussions avec les industriels, qui elle nécessite la construction d’institutions adaptées. Ici encore, les questions auraient dû porter sur ce point et non sur des exemples qui ne sont pas significatifs. François Lenglet a cherché à faire l’intéressant au lieu de chercher à permettre à l’auditeur de se faire une idée précise de ce que veut (ou ne veut pas) Mme le Pen. Il n’a donc pas joué son rôle de journaliste et il est même sorti de ce rôle pour endosser celui d’un contradicteur. Le résultat a été un manque d’informations pour les auditeurs…

Jacques Sapir

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1) Voir http://f-i.jlm2017.fr/engager_la_planification_ecologique_2

2) https://materiel.jlm2017.fr/produit/livret-thematique-planification-ecologique/

3) On peut voir la vidéo ici : http://www.rtl.fr/actu/politique/marine-le-pen-sur-rtl-un-certain-nombre-d-entreprises-ont-besoin-de-l-etat-7787561141

4) http://www.lefigaro.fr/economie/le-scan-eco/le-vrai-du-faux/2017/03/08/29003-20170308ARTFIG00327-quand-marine-le-pen-se-revendique-heritiere-de-de-gaulle-et-pompidou-en-matiere-d-economie.php

5) Voir Sapir J., « Une politique pour l’innovation – L’exemple de la Suisse », note postée sur RussEurope le 23 mai 2013, https://russeurope.hypotheses.org/1283

6) Wade R., Governing the Market, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1990.

7) Okimoto D., Between MITI and the Market – Japanese Industrial Policy for High Technology, Stanford University Press, 1989.

8) Amsden A., Asia’s Next Giant, New York, Oxford University Press, 1989

9) Voir aussi, H.Rosovsky, Capital Formation in Japan: 1898-1940, Glencoe Free Press, New York, 1961, B.K.Marshall, Capitalism and Nationalism in Pre-War Japan. The Ideology of the Business Elite, 1868-1941, Stanford University press, Syanford, (Ca.), 1967, E.H.Norman, Japan’s Emergence as a Modern State: Political and Economic Problems of the Meïji Period, Institute of Pacific Relations, New York, (NY.),1940, M.Y.Yoshino, Japan’s Managerial System: Tradition and Innovation, MIT Press, Cambridge, (Mass.), 1968

10)  Monnet E., (2016), ‘Monetary policy without interest rates – The French experience with quantitative controls (1948 to 1973)’ in Rue de la Banque newsletter de la Banque de France, n°17, janvier. Quennouëlle-Corre, L., (2000), Chapitre II. Le tournant stratégique des années 1947-1952 In Quennouëlle-Corre, L., (2000), La direction du Trésor 1947-1967 : L’État-banquier et la croissance, Vincennes, Institut de la gestion publique et du développement économique, Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/igpde/1948 . Monnet E., (2013), Financing a Planned Economy: Institutions and Credit Allocation in the French Golden Age of Growth (1954-1974), BEHL WORKING PAPER SERIES, WP-2013-02, Berkeley CA. Idem, (2014), “Monetary policy without interest rates. Evidence from France’s Golden Age (1948-1973) using a narrative approach”, in American Economic Journal: Macroeconomics , Octobre, Vol. 6, n°(4), pp. 137–169.

11) Nord, P. G. (2010), France’s New Deal: From the Thirties to the Postwar Era, Princeton University Press Princeton, NY

12) http://www.rtl.fr/actu/politique/marine-le-pen-sur-rtl-un-certain-nombre-d-entreprises-ont-besoin-de-l-etat-7787561141

13) Le CNC fut un organisme créé en 1945, lors de la nationalisation de la Banque de France. Le Conseil National du Crédit détenait un pouvoir réglementaire sur l’appareil bancaire français et pouvait donner son avis sur toutes les structures concernant la distribution du crédit. Par la loi bancaire du 29 janvier 1984, il a été dessaisi de ses attributions réglementaires au profit du Comité de la réglementation bancaire et du Comité des établissements de crédit. La loi du 2 décembre 1945 « relative à la nationalisation de la Banque de France et des grandes banques et à l’organisation du crédit » a créé le Conseil national du crédit (CNC) et a défini ses fonctions. Voir Andrieu, C. (1984), ‘A la recherche de la politique du crédit, 1946-1973’, in Revue Historique, vol. 271, n°(2), pp. 377-417.

14) Bonnet, J. (1968), ‘Etude des taux d’intérêt en France de 1959 à 1964 : Le coût du crédit, analyse des taux des prêts des intermédiaires financiers’, in Revue économique vol. 19, n°(1), pp. 86-129. Plihon, D. (1993), ‘L’évolution de l’intermédiation bancaire (1950-1993)’, Bulletin de la

Banque de France, vol. 21.

15) Rodrik, D., Grossman, G. & Norman, V. (1994), ‘Getting interventions right: How South Korea and Taiwan grew rich’, in Economic Policy vol. 10, n°(20), pp. 55-107.

16) Okimoto D. (avec T. Sugano et F. Weinstein), Competitive Edge, Stanford University Press, 1985.

17) Herrera R., Gentilucci E., « Military spending, technical progress, and economic growth: a critical overview on mainstream defense economics », Journal of Innovation Economics & Management, 2/2013 (n°12), p. 13-35. Voir aussi, Awaworyi S. et Ling Yew S., « The Effect of Military Expenditure on Growth: An Empirical Synthesis », Discussion papers 25/14, Monash University, VIC 3800, Australia , 2014.

18) Acemoglu, D., Aghion, P. & Zilibotti, F. (2006), ‘Distance to frontier, selection and economic growth’, in Journal of the European Economic Association, vol. 4, n°(1), pp. 37-74

19)  Rodrik, D. (2008), ‘Second-Best institutions’, in The American Economic Review, vol. 98, n°(2), pp. 100-104.

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