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« Poutine, que vous méprisez tant, a rendu aux Russes leur dignité perdue » – Entretien avec Nikita Mikhalkov

4 juillet 20150
« Poutine, que vous méprisez tant, a rendu aux Russes leur dignité perdue » – Entretien avec Nikita Mikhalkov 5.00/5 5 votes

Publié le : 20 février 2010

Source : telerama.fr

Nikita Mikhalkov

Il se dit orthodoxe, patriote et ne cache pas ses amitiés avec le pouvoir. Impitoyable sur l’Europe, le réalisateur russe de « 12″, son dernier film sorti en salles en février dernier, ne mâche pas ses mots.
« Ce type est beau, friqué et bourré de talent. Comment ne pas le détester ? » C’est Elena Safonova, son interprète des Yeux noirs, qui parlait ainsi de Nikita Mikhalkov, il y a quelques années. A l’époque, il est aussi fêté à l’étranger que détesté par ses compatriotes qui lui reprochent son esthétisme et son passéisme. Reproches injustes quand on revoit ses premiers films, dont certains (Cinq Soirées, La Parentèle, Quelques Jours de la vie d’Oblomov) ont eu des ennuis avec la censure de l’époque.

Depuis un moment, on l’avait perdu de vue. Et même perdu tout court, trop proche du pouvoir et de ses attraits. La sortie de 12 a rassuré (certains !) sur son talent intact de cinéaste. Dans cette rencontre, il s’exprime avec franchise – parfois avec cynisme – sur ses amitiés politiques. Et sur le malentendu qui semble être né, depuis la perestroïka, entre la vieille France et la Sainte Russie.

Vous sembliez avoir disparu, artistiquement !

J’ai tourné 12 il y a quelque temps. Et je suis en train de terminer le montage de Soleil trompeur 2, une fresque de plusieurs heures : le général, arrêté par les staliniens à la fin de l’épisode 1, recherche sa fille, en pleine guerre mondiale. Quatre ans de boulot… Je me hâte moins qu’avant. Le monde ressemble de plus en plus à la boutade géniale de Woody Allen : « J’ai pris un cours de lecture rapide et j’ai pu lire Guerre et paix en vingt minutes : ça parle de la Russie. » C’est vrai que vous cliquez sur Internet et hop, vous avez Anna Karénine résumé en cinq lignes. Ça devient franchement débile… Moi, je passe des heures à regarder les toiles d’un de mes peintres préférés : Isaac Levitan. Je m’en imprègne, elles m’envahissent. Un artiste a besoin de « perdre son temps » pour se trouver.

Dans 12, votre regard est dur sur la Russie : l’antisémitisme y règne, la xénophobie, le racisme…

Ces tares, je les ai toujours dénoncées, que ce soit dans Cinq Soirées ou dans La Parentèle. Je suis dur avec mon pays parce que je l’aime. Mes compatriotes le sentent : dans le film, je joue l’un des douze. Mais je suis chacun d’eux : le libéral, le juif, le médecin… Et je ne les regarde pas de haut.

Votre chère Russie a bien changé…

Elle a connu une crise grave. Et elle commence à s’en relever. Ce pays, je l’ai parcouru de fond en comble – contrairement à certains dirigeants qui croient le connaître parce qu’ils vont de Moscou à Saint-Pétersbourg. L’élite russe, ou dite telle, c’est un petit théâtre de marionnettes. Je ne peux plus supporter ces supposés intellos qui discutent entre eux de problèmes qui les concernent. Les Russes les appellent : « Hé, on est là ! Ecoutez-nous un peu ! » Mais personne ne les entend… Bien des peuples se demandent : « Comment vivre ? » et c’est logique. Mais la seule question qui a toujours intéressé les Russes, c’est : « Pour quoi vivre ? » Et ça explique toutes les incompréhensions et les malentendus qui peuvent exister entre nous et l’Occident.

Précisément, comment avez-vous réagi à l’attitude de l’Europe face aux difficultés que votre pays a traversées ?

Après la perestroïka, l’Europe s’est réjouie. Puis, elle a été saisie d’effroi : qu’est-ce que ces sauvages de Russes allaient bien pouvoir inventer, maintenant qu’ils étaient libres ?… La chère Europe panique vite. Et elle a tendance à s’illusionner sur elle-même : elle croit que vingt-sept vieillards pourront, par miracle, se métamorphoser en un seul adolescent sain et vigoureux. Elle commence juste à s’apercevoir que ça ne marche pas ainsi…

Entre l’Europe et la Russie, depuis quinze ans, c’est un rendez-vous raté ?

Bien sûr ! L’Europe aurait dû accueillir cette Russie déboussolée, empêtrée dans les excès d’un capitalisme sauvage. Lui sourire, l’aider. Mais vous avez choisi de rester fidèles à d’autres amitiés. Pas sûr que vous ayez eu raison : vous allez voir comment Obama va traiter l’Europe, d’ici quelque temps…

Vous avez eu le sentiment d’être trahis ?
Quand on vous a vus agir comme vous avez agi – réintégrer l’OTAN, par exemple –, nous nous sommes demandé : « Pourquoi ? » Puis est venu le stade de la rancoeur : « Pourquoi continuer à aimer des gens qui se fichent à tel point de nous ? » En dernier lieu, on s’est juste dit : « En quoi ces gens qui ne nous aiment plus nous sont-ils utiles ? » Mes propos vont me rendre très impopulaire, je sais, mais enfin, vous autres, les Européens, vous êtes des peuples de vieux, assis sur vos gros culs dans des fauteuils tout mous et vous donnez des leçons aux autres… Soyons cyniques jusqu’au bout : qu’avons-nous à gagner avec vous ? Des terres ? Non ! Du pétrole ? Même pas ! Du gaz ? C’est nous qui l’avons et pas vous ! Qu’est-ce qu’il vous reste, en France ? Votre gastronomie, géniale. Votre culture, magnifique : Orsay, le Louvre… L’Europe est un musée. Qu’elle le reste. L’énergie, aujourd’hui, vient de l’Inde, de la Chine, demain de l’Afrique… C’est avec eux désormais que la Russie va traiter.

N’est-ce pas toujours la même rengaine ? La Russie a un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Europe qui la mépriserait. Et elle le transforme en complexe de supériorité : vous vous présentez comme les futurs sauveurs d’une Europe perdue…

Mais il existe, votre mépris ! Vous n’en êtes pas entièrement responsables : nous avons tout fait, par notre ignorance, notre inculture, pour le faire progresser. Et vous n’avez pas tort : peut-être viendrons-nous vous sauver… Il y a quelques années, un de vos chanteurs, Michel Sardou, prétendait que si les Américains n’avaient pas été là, vous seriez tous en Germanie. Permettez-moi de vous rappeler qu’il y a quelques siècles, si les Russes n’avaient pas arrêté leur invasion, vous seriez peut-être des Mongols… En la repoussant comme elle l’a fait, l’Europe a poussé la Russie dans les bras de la Chine qui, contrairement à nous, se fiche de vos valeurs : elle en a d’autres qu’elle veut imposer.

Vous êtes un ami de Poutine ?

Oui.

Est-ce un autocrate ?

A vos yeux, sûrement. Pas pour nous !

C’est un autocrate !

Mais c’est incroyable, cette certitude que vous avez de savoir, mieux que les autres, ce qui convient à tout le monde ! Poutine, que vous méprisez tant, a rendu aux Russes leur dignité perdue. Si vous ne comprenez pas ça, vous ne comprendrez rien à ce pays. J’ai regardé la façon dont l’Europe se fichait de lui lorsqu’en 2007, à Munich, lors de la conférence sur la politique de sécurité, il mettait en garde les Américains contre leur politique dans les Balkans et en Albanie, qui pouvait selon lui provoquer une nouvelle guerre froide. C’était dingue : on se serait cru dans le film de Barry Levinson, Des hommes d’influence, où tout était mis en scène. Trafiqué. Je regardais les participants et je voyais que, même s’ils étaient d’accord avec le discours de Poutine, ils le démoliraient pour ne pas déplaire aux Américains, qui, pour la plupart, ne connaissent rien aux Balkans et ne sauraient pas où situer l’Albanie. Mais voilà : tout était joué d’avance.

Poutine est parfait, donc !

Non, mais il a apporté à la Russie un élément essentiel à sa survie : la continuité. Qu’est-ce qui change, en Amérique, quand un président des Etats-Unis succède à un autre, démocrate ou républicain ? La photographie de sa femme sur le bureau ! Parce que l’Amérique est moins un pays qu’un projet. Un grand, magnifique, terrifiant projet commercial. La Russie, elle, est une nation. Vaste, compliquée. Difficile à unifier. Sans la stabilité politique, elle est vouée au chaos et à l’horreur. De temps à autre, un type, croyant me faire plaisir, me dit : « Ah, la Russie est à la veille de grands changements ! » Et je réponds toujours : « Surtout pas ! Un changement, en Russie, équivaudrait à une catastrophe ! »

C’est terrible, ce que vous dites !

En quoi serait-ce terrible ? Réfléchissez : tout ce que vous aimez en Russie – la littérature, la peinture, la musique, la philosophie – est né de cette continuité que vous feignez de mépriser. Sans la stabilité, vous n’auriez pas eu Dostoïevski, Pouchkine, Rachmaninov, Tchekhov…

Mais enfin, on évolue, on change…

Certes, mais pourquoi ? Pour quoi faire ?

Pour s’améliorer et améliorer la vie des autres…

Soit ! Mais, encore une fois, qui vous dit que votre mode de vie est meilleur que celui… des Afghans ? Ou des Arabes ?

Il ne s’agit pas de cela, on parle de démocratie. Vous savez, cette notion bizarre dont Churchill disait que c’était le pire des régimes, à l’exclusion de tous les autres…

La démocratie est plus facile à appliquer quand on est calé sur le même fuseau horaire. En France, il est 13 heures à Paris, à Lyon et à Marseille. Chez nous, quand 21 heures sonnent à Moscou, il est midi au Kamtchatka.

C’est un peu facile, ça…

Très bien, parlons d’un problème qui semble vous tourmenter beaucoup : la « burqa », ainsi que vous l’appelez. Votre argument pour l’interdire – outre que les femmes la portent contre leur gré –, c’est l’égalité : « Avec la burqa, elles ne sont plus nos égales. » Parfait ! Et vous ajoutez : « Pour être nos égales, il faut qu’elles l’abandonnent au plus vite. » Là, question démocratie, ça se discute ! Vous allez voir la réputation d’autocrates que vous allez traîner dans certaines parties du monde, si vous faites voter cette loi…

On est toujours l’autocrate de quelqu’un, c’est un peu ça, votre idée ?

Je veux juste vous faire admettre qu’en toute bonne foi – et en toute naïveté – vous voulez toujours que les autres agissent comme vous. Avec les Russes, ça ne marchera jamais. Vous ne pouvez pas nous comparer. En France, votre dieu, c’est la loi. Votre liberté, c’est de comprendre ce que la loi permet et ce qu’elle interdit. Un Russe n’a jamais connu de loi. Sa liberté, c’est de pouvoir tout se permettre. La seule loi qu’un Russe connaisse, c’est Dieu. C’est pourquoi l’athéisme et le matérialisme, prônés par le communisme, ont précipité les Russes dans le néant. Rendre la Russie moderne en la faisant ressembler de force à des nations avec lesquelles elle n’a rien en commun, c’est une absurdité. C’est un continent à part, la Russie. C’est l’Eurasie.

Vos films sont très appréciés du pouvoir. Poutine a même dit qu’ils étaient « patriotiques ». Au fait, c’est quoi, un film « patriotique » ?

Peut-être un film qui dit la vérité, sans ménager personne…

Ce soutien du pouvoir ne vous gêne pas ?

Mais est-ce qu’il change quoi que ce soit à mes films ? Me fait-il devenir un autre ? 12 est-il un film malhonnête ? Célèbre-t-il Poutine ? Est-ce que j’y proclame, par exemple, que la guerre de Tchétchénie était sainte et sacrée ? Non, j’y montre qu’elle était injuste et menée par des généraux frénétiques et incultes qui s’attaquaient à un peuple pour qui la dignité était plus chère que la vie ! Je dis tout ça ! Et je montre le bien et le mal, en nous, qui luttent ou cohabitent. Je filme ce que je crois vrai. Les réactions de tous les puissants de la Terre, je m’en tape…

N’est-ce pas dangereux, pour un cinéaste, de frôler de trop près le pouvoir ?

Mais de quel pouvoir parlez-vous ? Si je l’avais souhaité, j’aurais pu être… ministre de la Culture ou député, sénateur, voire président de la Douma ! Je ne suis que le président – très contesté, d’ailleurs – de l’Union des cinéastes. Je n’ai jamais été membre d’un quelconque parti, et sans doute – ça accroîtra la vanité que certains me prêtent – je suis un parti à moi tout seul… Le pouvoir, je m’en sers plus que je ne le sers ! Je suis russe, orthodoxe. Je me sens russe et orthodoxe où que j’aille : voilà ma vérité. Je suis un patriote – ce qui ne veut pas dire forcément un nationaliste. Ma morale, c’est : « Aime comme moi ce qui est mien. J’aimerai ce qui est tien si tu aimes autant que moi ce qui est mien. » Je suis prêt à accepter n’importe quelle opinion et n’importe quelle culture, à condition qu’on ne me l’impose pas. Mais si quelqu’un m’oblige à suivre sa voie, je l’envoie se faire foutre…

Propos recueillis par Pierre Murat

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Nikita Mikhalkov (Wikipedia)

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