Europe

La découverte du mois : Mélenchon n’est pas Tsipras – Par Descartes

5 février 20150
La découverte du mois : Mélenchon n’est pas Tsipras – Par Descartes 5.00/5 2 votes

Publié le : 04 février 2015

Source : comite-valmy.org

C’était inévitable. Je veux bien entendu parler de la réaction enthousiaste de la « gauche radicale » française le soir de l’élection grecque. Dans la maison Mélenchon, la consigne – martelée par son entourage – était simple : « je suis Tsipras » (ou plutôt, avec l’exquise modestie qui caractérise le personnage, « Tsipras est « le Mélenchon grec »). Chez Pierre Laurent, le ton est comme d’habitude plus mou, mais le cœur y est : « la victoire de Syriza ouvre la voie au changement en Europe ». Chez « Ensemble », où le ridicule ne tue d’évidence pas – sans quoi ce groupuscule serait déjà plusieurs fois mort – on compare la victoire de Syriza à « la rupture fondamentale dans l’histoire connue de l’humanité [qui] s’est produite en Grèce [il y a 2500 ans]. Pour la première fois, des êtres humains ont affirmé explicitement que les lois qui les gouvernent sont issues d’eux-mêmes et non pas d’une source extérieure à eux-mêmes (Dieu, les dieux, les ancêtres, la tradition, etc.), et qu’en conséquence, ils peuvent donc les changer ». Ce qui est légèrement exagéré. Mais la tonalité dans la « gauche radicale » est globalement celle-là. Il n’y a que les pisse-vinaigre de Lutte Ouvrière pour marmonner que le salut des travailleurs ne viendra que des travailleurs eux-mêmes, sans intermédiaires, et qu’il faut donc se méfier de tout et de tous.

Loin de moi l’idée de refuser à ces gens une opportunité d’être joyeux. Après tout, dans la dure époque qu’il nous est donné de vivre, les opportunités de se réjouir sont rares. D’autant plus que la victoire de Syriza, si elle est moins « révolutionnaire » qu’on ne veut bien le dire, ouvre effectivement des perspectives intéressantes. Mais ces perspectives ne se trouvent probablement pas là où notre « gauche radicale » les imagine… Pour le comprendre, il faut revenir comme toujours à l’enfance de l’art, c’est-à-dire, à l’analyse de classe.

La Grèce en 1981, comme l’Espagne en 1986, rejoignent non pas l’Union européenne, qui n’existe pas à l’époque, mais la Communauté européenne. Cette remarque peut paraître banale, mais il faut s’en souvenir de cette « Europe à douze » pour comprendre combien le contexte a changé. Coté allemand, l’unification était encore un rêve et la réadmission des allemands dans l’espèce humaine pas encore tout à fait acquise. Pour l’Allemagne, l’intégration européenne était perçue comme l’instrument politique pour réaliser ces objectifs. Côté français, on imaginait encore une « Europe française » qui servirait comme substitut à la puissance perdue, une intégration européenne se faisant sur le modèle français. Pour les américains, enfin, la construction européenne était un moyen d’unir le vieux continent contre l’Union Soviétique et lui faire partager le fardeau de la défense européenne. Et pour faire plaisir à Washington et réaliser ces rêves – dont on ne s’aperçut pas à l’époque combien ils étaient contradictoires – allemands et français étaient prêts à mettre la main à la poche. Et à signer d’énormes chèques. Avec l’argument de la « mise à niveau », d’énormes masses d’argent ont été déversées sur l’Espagne et la Grèce pendant vingt ans, sans compter les avantages douaniers sans réciprocité et les délocalisations dont ces pays ont bénéficié.

Ce sera pour ces deux pays vingt-cinq ans – une génération – de fête endiablée. Le déversement massif des fonds structurels dope la demande et permet une croissance rapide de la consommation et du niveau de vie. Bien sur, il y a toujours quelques aigris qui cherchent à gâcher la fête, dont quelques économistes qui ont eu la témérité de pointer le fait que lorsque les richesses consommées croissent beaucoup plus rapidement que les richesses produites, le système doit à un moment où un autre se gripper. Mais ils furent réduits au silence par la « vodoo economics » reaganienne servilement copiée à Paris, à Bonn et à Bruxelles. La mise en place de l’Euro dans la décennie 1990 a permis de maintenir le système en mouvement, le tarissement des « fonds structurels » européens étant compensé par la capacité à emprunter presque sans limite à faible taux rendue possible par l’illusion de solvabilité créée par la monnaie unique.

Cette période permet la constitution d’une « classe moyenne » relativement nombreuse, et un enrichissement de l’ensemble de la population qu’on pourrait presque comparer aux « trente glorieuses » de chez nous. Mais il y a une différence fondamentale : les « trente glorieuses » françaises sont une période de croissance endogène, avec une croissance économique qui résulte d’une augmentation continue de la productivité des facteurs de production, tirée par modernisation réelle de l’appareil de production et des infrastructures ainsi qu’un effort éducatif massif. La « fête » espagnole et grecque des années 1980-2000 est au contraire une croissance exogène, tirée par le déversement de fonds européens puis par un endettement privé et public massif et par le développement conséquent de « bulles » financières.

Ce système de « cavalerie » financière a permis à beaucoup de pays européens de vivre au dessus de leurs moyens, c’est-à-dire, de leur productivité réelle. Pour certains, le fossé entre la productivité réelle et le niveau de vie était énorme. La crise de 2009 n’a fait que révéler que le roi était nu, vérité que le culte eurolâtre avait réussi à cacher jusqu’alors derrière l’illusion de la solidarité illimitée entre les pays européens en matière de dette, illusion qui a volé en éclats quand l’Allemagne a refusé – mais elle n’était pas toute seule – de payer pour les autres. Tout à coup, les prêteurs ont découvert le risque et ces pays ont été ramenés brutalement à la réalité économique, à savoir, qu’on ne peut consommer plus qu’on ne produit qu’aussi longtemps qu’on arrive à trouver un prêteur naïf.

La fête est terminée, et l’addition est arrivée. Toute la question, c’est de repartir l’addition entre les convives, sachant qu’aucun d’eux n’a envie de payer, ni pour les autres, ni pour lui-même. La logique européenne étant ce qu’elle est, il est impossible de faire payer le capital. La libre circulation implique nécessairement que celui-ci migre vers les cieux les plus favorables, et donc, pour faire simple, il est impossible de le taxer au-delà de ce que font les voisins. Dans ces conditions, le discours de celui qui refuse de payer l’addition, pour peu qu’il soit crédible, est terriblement attractif. Du point de vue de la sociologie électorale, c’est le discours de rassemblement presque parfait, puisqu’en dehors des créanciers – et la dette grecque est détenue essentiellement par des étrangers – tous les électorats y gagnent.

Syriza n’a pas gagné cette élection sur une promesse de changement politique ou social. Pas de révolution prolétarienne à l’horizon, pas même une réforme en profondeur des institutions de la République grecque. Point de sortie de l’Union européenne ou de l’Euro. Point de fin du libre-échange ou de « protectionnisme intelligent ». En fait, Syriza a gagné avant tout sur une plateforme très étroite et qu’on peut résumer en une formule : « l’Europe peut et doit payer ». Où Syriza se propose de trouver l’argent pour payer l’augmentation du salaire minimum, la réembauche de certains fonctionnaires renvoyés par le gouvernement précédent, la relance de l’économie ? Dans les poches européennes, soit par le réemploi de fonds structurels, soit par l’abandon des créances détenues ou garanties par d’autres pays ou par la BCE. Bien sur, on peut sympathiser avec Alexis Tsipras et son discours sur la « dignité » des grecs. Mais derrière ce discours, quelle est la proposition pour une Grèce qui vivrait de ce qu’elle produit, et non des transferts européens ?

C’est cela qui explique pourquoi les discours du genre « je ne veux pas payer » de Syriza en Grèce ou de Podemos en Espagne obtiennent un large soutien dans leur pays, toutes couches sociales confondues, alors qu’en France ce même discours reste du domaine de l’incantation. Le fait est que nous ne sommes pas, eux et nous, du même côté du transfert. Si demain on mettait en place en Europe des transferts inconditionnels entre les pays riches et les pays pauvres, comme ceux qui existent entre les régions d’une même nation, la France serait du côté des donateurs, alors que la Grèce ou l’Espagne seraient du côté des receveurs. Même si nous sommes moins revendicatifs sur ce plan que les Allemands, nos intérêts sont plus proches des leurs que de ceux des « pays du sud ».

Mais le triomphe de Tsipras met aussi en évidence d’autres différences fondamentales entre Syriza et la « gauche radicale » française quant à son positionnement dans le système politique. Il y a traditionnellement deux manières de faire de la politique. La première manière de faire de la politique, est d’exercer – ou d’aspirer à exercer – le gouvernement de la cité. La deuxième manière, c’est d’assumer le rôle « tribunitien », c’est-à-dire, d’interpeller ceux qui gouvernent au nom de ceux qui ne gouvernent pas. Ces deux manières de faire de la politique sont en fait parfaitement complémentaires. Il faut des gens qui gouvernent et qui cherchent à le faire de la meilleure manière possible, car sans eux on tomberait dans le chaos. Il faut aussi des tribuns pour mettre en tension le système, en assurant la surveillance de ceux qui gouvernent mais aussi en énonçant publiquement ce qui est désirable, alors que les gouvernants sont limités à ce qui est possible. Il n’y a donc pas lieu de mépriser « ceux qui causent » par rapport à « ceux qui font », pas plus qu’il n’y a lieu de porter aux nues les « purs » de la tribune par rapport aux compromis inséparables de l’exercice réel du pouvoir. Chacun a son rôle, et notre vie politique n’a jamais été aussi riche et créative que lorsque nous avions des partis de gouvernement forts au pouvoir, et des partis « tribuniciens » forts dans la rue.

Tsipras se place clairement dans la logique d’exercice du pouvoir. Avant même d’avoir gagné les élections, il a commencé à négocier une alliance parlementaire. Et une fois élu, il n’a pas hésité à s’allier avec un parti qui partageait ses objectifs en termes d’exercice du pouvoir plutôt que d’aller chercher les voix qui lui manquaient chez des gens plus proches de ses « valeurs », mais qui étaient sur un programme de gouvernement totalement différent. L’alliance de Tsipras avec ANEL – un parti souverainiste qui, dans notre échiquier politique, se situe quelque part entre Dupont-Aignan et Marine Le Pen – n’est pas un épiphénomène ou un choix de circonstance. C’est un acte symboliquement fondateur. En s’alliant avec un parti nettement à droite mais eurosceptique plutôt qu’avec un parti de centre gauche mais eurolâtre, Tsipras a montré qu’il était plus attaché aux réalités qu’aux idées, qu’il était prêt à sacrifier sa pureté idéologique pour pouvoir négocier avec l’Union européenne dans les meilleures conditions, soutenu par un allié qui ne lui ferait pas défaut.

Mélenchon – mais la question vaut aussi pour Laurent, pour Besancenot, pour Autain, pour Duflot – serait-il capable d’un tel pragmatisme ? On peut très sérieusement en douter. Voici l’entretien que le Petit Timonier rapporte lui-même dans son blog :

Q : En Grèce, Tsipras a noué une alliance avec des nationalistes de droite…

R : Il manque deux sièges à Syriza pour être majoritaire. Le parti communiste orthodoxe grec a refusé de soutenir Syriza. Le PS qui a gouverné avec la droite et l’extrême droite est haïe. Que devait faire Tsipras ? Retourner aux urnes.

Oui, vous avez bien lu. Si dans une situation de crise profonde, les électeurs avaient confié au FdG la majorité à deux sièges près, au lieu de se retrousser les manches et chercher à gouverner avec quiconque serait prêt à le soutenir dans ce qu’il considère être les politiques prioritaires, Mélenchon serait « retourné aux urnes »… A votre avis, quelle serait la réaction des électeurs devant un tel mépris de la réalité, une telle prétention à « gouverner seul ou pas du tout » ?

Cette réponse montre admirablement combien la « gauche radicale » française se situe dans une vision « tribunitienne » de la politique. Cela a toujours été vrai pour l’extrême gauche, et depuis que le PCF a cédé aux sirènes « libérales-libertaires » il ne reste pratiquement plus personne à la gauche du Parti Socialiste pour s’intéresser à l’exercice du pouvoir. Mélenchon réagit ici comme un « pur », qui ne saurait faire des compromis. Il oublie que – et c’est encore plus vrai en démocratie – le compromis est l’essence de l’exercice du pouvoir. Contrairement à ce qu’on croit trop souvent à gauche, gouverner ce n’est pas tendre le bras et dire « j’ordonne ». Avant de faire ce geste, il faut trouver un ordre que les gens aient envie – ou du moins soient prêts – à obéir. Sinon, on se ridiculise. A gauche on pense souvent qu’il suffit d’être ministre pour faire ce qu’on veut, et on est tout surpris quand cela ne marche pas. C’est que gouverner, comme disait Richelieu, consiste à « rendre possible ce qui est nécessaire ». Pour cela, il faut tisser inlassablement des compromis, bâtir des rapports de force, trouver des solutions qui plaisent au plus grand nombre et qui ne heurtent inutilement personne. Le passage en force – qui excite tellement la « gauche radicale », il n’y a qu’à voir les expressions qui ont entouré le débat sur le « mariage pour tous » – est du point de vue politique toujours un échec, qu’on paye tôt ou tard.

Refuser tout compromis, c’est refuser l’exercice du pouvoir. Cela n’a rien de honteux, comme je l’ai dit plus haut. Le rôle « tribunitien » est un rôle fort honorable. Mais comme disent les paysans, on ne peut courir avec le lièvre et chasser avec la meute. Lorsqu’on choisit la tribune, on ne peut pas s’étonner qu’on ne vous donne pas un maroquin. Syriza est arrivé en tête du scrutin parce qu’il a réussi à proposer une stratégie d’exercice du pouvoir crédible. Syriza demandait le pouvoir, et les électeurs le lui ont accordé. En négociant avec ANEL avant même l’élection, il montre encore que cette stratégie était sérieuse. A l’opposé, la « gauche radicale » française ne propose aucune stratégie de pouvoir. Elle est incapable de se choisir des alliés pour gouverner, tout simplement parce qu’elle est incapable de définir quelles sont les priorités de son action, et admettre que tout le reste est susceptible de compromis. Elle déclare au contraire à chaque opportunité qu’elle n’est prête à aucun compromis sur rien, ce qui lui garantit l’isolement et l’impuissance.

Toutes ces questions, la « gauche radicale » ne se les posera pas, enfermée qu’elle est dans la conviction d’avoir toujours raison. Lorsque l’on demande au prétendant au titre de « Tsipras français » ce qu’il pense de la différence entre sa situation et celle du premier ministre grec, voici ce qu’il répond :

« En effet. La situation n’est pas aussi mûre [qu’en Grèce]. Et nous nous heurtons à un obstacle majeur : le mode de scrutin. En Grèce, la « caste » a perdu grâce à la proportionnelle. En France, elle résiste grâce à la monarchie présidentielle. C’est pourquoi je veux mobiliser pour la VIe République. »

Rejeter la faute sur le système électoral est une vieille habitude, qui permet de ne pas se poser des questions sur sa propre action. Mais dans le cas présent est doublement ridicule. Car en Grèce « la caste » n’a pas perdu « grâce à la proportionnelle ». Si la Grèce avait un système de proportionnelle intégrale, comme celle proposée par Mélenchon à de nombreuses reprises, Syriza – qui n’a finalement que 35% – n’aurait certainement pas pu constituer une majorité cohérente lui permettant d’affronter la « Troïka » et les bonzes de Bruxelles. Si avec 35% des voix il peut avoir une majorité absolue à deux voix près, c’est parce que la « proportionnelle » à laquelle Mélenchon tient tant a été sérieusement mâtinée par une « prime majoritaire » qui représente 14% des sièges et qui est accordée au parti arrivé en tête à l’élection. Est-ce le genre de « proportionnelle » que Mélenchon a en tête pour remplacer la « monarchie présidentielle » ? En fait, la mise en accusation de la « monarchie présidentielle » est fort commode pour dissimuler un fait fondamental : si le Front de Gauche avait fait 35% des voix en 2012 comme son pseudo-homologue grec en 2015, il gouvernerait aujourd’hui. Aucun des candidats élus à la présidence de la République, aucun des partis majoritaires à l’Assemblée depuis bien longtemps n’a fait plus de 35% au premier tour. Le problème, ce n’est pas le mode de scrutin, c’est que la « gauche radicale » fait autour de 10% des voix. Un système qui lui permettrait de prendre le pouvoir avec un tel résultat serait un système bien peu démocratique !

Et là encore, la différence entre Tsipras et Mélenchon est énorme. Tsipras est un militant formé à l’école des cadres communiste, un organisateur plus qu’un tribun, un négociateur plutôt qu’une personnalité médiatique. Un homme qui sait s’entourer et qui respecte les « experts » – il est lui-même un technicien – plutôt qu’un homme de « clan » et de « cour ». Un homme du collectif plutôt qu’un leader charismatique. Lui et Mélenchon, c’est la nuit et le jour.

C’est pourquoi, lorsque la « gauche radicale » rêve d’un « effet domino », elle se berce de douces illusions. Ni Mélenchon, ni Laurent, ni Besancenot ne sont des Tsipras, pas plus que le Front de Gauche n’est Syriza. La « gauche radicale » française a une base électorale essentiellement constituée par les « classes moyennes », dont l’intérêt est en fait de donner l’illusion de la radicalité tout en s’assurant que rien ne change. Seul Mélenchon peut imaginer qu’il ira affronter l’Union européenne et « désobéir » aux traités au bras de Duflot ou Joly, deux eurolâtres convaincues.

La victoire de Syriza et la formation du gouvernement Tsipras est une bouffée d’espoir. C’est la démonstration que la frontière « droite/gauche », devenue totalement artificielle depuis la chute du « socialisme réel » et la conversion des partis socialistes et social-démocrates au libéralisme, est en train de céder. C’est aussi la démonstration d’une prise de conscience que la nouvelle ligne de partage passe entre les défenseurs de la souveraineté nationale et les partisans d’une société mondialisée à l’image du capitalisme du même nom. Et c’est finalement l’illustration de l’obsolescence des institutions bruxelloises, incapables de la moindre créativité institutionnelle, réduites à répéter les mêmes poncifs et prescrire les mêmes remèdes éculés quelque soit le problème à résoudre. Les prochains mois risquent d’être passionnants.

Descartes

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