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Le drame de Kobané, révélateur parfait de tous les non-dits et mensonges proférés sur l’Etat islamique… entretien avec Alain Chouet

14 octobre 20140
Le drame de Kobané, révélateur parfait de tous les non-dits et mensonges proférés sur l’Etat islamique… entretien avec Alain Chouet 5.00/5 6 votes

Publié le : 10 octobre 2014

Source : atlantico.fr

… (et sur nos « alliés »)

Le bastion kurde de Kobané est en train de tomber aux mains de l’Etat islamique et ce malgré les frappes aériennes de la coalition. Une progression qui témoigne de la nature et de la force de cet ennemi, constitué en une véritable armée.

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Atlantico : En Syrie la ville kurde de Kobané, située juste à côté de la frontière turque, est en train de tomber entre les mains des combattants de l’Etat islamique, et ce malgré les frappes aériennes de la coalition. Que nous enseigne cette réussite militaire sur la nature et sur l’organisation des forces islamistes en présence ? L’image du djihadiste se cachant dans les montagnes doit-elle définitivement être mise en placard ?

Alain Chouet : Il y a longtemps qu’en Irak et en Syrie les djihadistes ne se cachent plus dans les montagnes. Longtemps soutenus financièrement et logistiquement par divers Etats, bénéficiant d’un important apport de volontaires étrangers grâce à la complaisance des autorités du gouvernement islamiste turc, profitant de l’effondrement de la capacité de contrôle territorial des pouvoirs locaux, les djihadistes de l’Etat Islamique sont constitués en une véritable armée avec une implantation territoriale définie, une hiérarchie, des véhicules et armes abandonnés par les armées régulières débandées ou fournies par des intervenants extérieurs, des ressources locales fournies par leur contrôle du terrain.

Malgré des effectifs nombreux, un armement lourd et un encadrement assuré selon certaines sources par d’anciens officiers de Saddam Hussein, peut-on aller jusqu’à qualifier l’Etat islamique d’armée au sens traditionnel ? Dans un tel cas de figure, serait-il plus facile pour la coalition occidentale de les identifier et de les combattre ?

Ils ne sont pas si nombreux que cela. On évalue les effectifs actuel de l’EI dans une fourchette de 15000 à 20000 individus de qualité militaire très inégale. Ces effectifs peuvent parfois compter sur le renfort de chefs de tribus ou de villages locaux dont les islamistes se payent les services avec le produit de leurs rapines.

Leurs rangs et leurs capacités militaires ont été considérablement renforcés par l’apport de nombreux officiers et sous officiers sunnites de l’armée de Saddam Hussein brutalement licenciés par l’administration américaine en Irak ainsi que par de nombreux vétérans des autres théâtres de djihad (Tchétchénie, Bosnie, Afghanistan, Libye, etc.). Nombre de ces « vétérans » sont en fait des mercenaires rémunérés (les chiffres varient de 500 à 2000 dollars par mois) et surtout autorisés à se « payer sur la bête » par le viol, le pillage, le racket et les trafics.

Les forces de l’Etat Islamique peuvent donc effectivement s’analyser en une véritable armée ou, au moins, comme l’une de ces « grandes compagnies » de mercenaires qui terrorisaient et pillaient l’Europe du Moyen Age.

Quelles sont leurs sources de financement locales et internationales ? Au vu des moyens mis en œuvre sur le champ de bataille, faut-il en déduire que les donateurs saoudiens ou qataris n’ont jamais cessé d’être actifs ?

Il ne fait plus de doute aujourd’hui que l’Arabie Saoudite et le Qatar ont largement contribué financièrement et logistiquement à l’émergence et au développement des mouvement djihadistes en Irak et en Syrie en vue de déstabiliser les pouvoirs locaux suspects de connivence avec l’Iran. L’EI a même bénéficié dans ce domaine d’une surenchère entre les Saoudiens et les Qataris.

Pour des raisons diverses, ces deux monarchies arabes ont interrompu à l’été 2013 leurs financements d’Etat ou via des fondations publiques au profit de ces organisations djihadistes. Mais le relais a été pris à une moindre échelle par des donateurs privés de ces deux pays et du Koweït. Le Département du Trésor américain a récemment publié des listes de ressortissants de ces pays soupçonnés ou convaincus de financer l’EI en Irak et Jabhat el-Nosra en Syrie.

Et entre temps l’EI a mis a profit sa capacité d’offensive pour s’enrichir considérablement par le pillage, le racket et les trafics, notamment celui des ressources pétrolières et gazières.

Plutôt « qu’Etat islamique », « califat » ou « Daesh », faudrait-il davantage parler « d’entreprise » ? Peut-on aller jusqu’à parler de « multinationale du terrorisme » ? En quoi ce groupe diffère-t-il d’Al-Qaida à ses plus belles heures ?

Al-Qaïda était un mouvement terroriste stricto sensu. C’est-à-dire un groupe restreint ayant une stratégie globale mais pas de tactique définie, mettant en œuvre des non-professionnels de la violence sacrifiables en vue de commettre dans le monde entier des attentats aveugles comme ils pouvaient, où ils pouvaient, quand ils pouvaient, pourvu que la violence soit spectaculaire, médiatisée et porte la signature et le message de la mouvance.

L’EIIL est, au contraire, une véritable armée de professionnels de la violence avec un chef, une mission, des moyens, un agenda et des objectifs précis dans un espace limité. Le seul fait de se désigner sous le nom d’Etat montre bien que ses responsables entendent se donner un ancrage institutionnel (Dawla) à fondement islamique (al-Islamiyyah) et géographique en Irak et en Syrie (fil-Iraq wa ash-Sham). Le tout formant l’acronyme arabe « Da’ish ». Ce n’était pas du tout le cas de Ben Laden, au moins dans sa version finale des années 1998-2001 qui prônait une violence déterritorialisée contre le monde entier.

Pour autant, il serait prématuré et inexact de parler de « multinationale du terrorisme ». D’abord parce que – même si les ressorts et les affirmations idéologiques sont identiques – les objectifs, les méthodes et l’agenda de l’Etat Islamique ne sont pas ceux d’Aqmi, des Shebab somaliens ou de Boko Haram. Ensuite parce que les actions de l’EI s’analysent pour l’instant (j’insiste : pour l’instant…) en opérations militaires à visage découvert, certes d’une barbarie et d’une sauvagerie rarement égalées, contre des ennemis désignés et déclarés et non en opérations terroristes aveugles contre des tiers n’ayant qu’un lointain rapport avec les problématiques locales.

Sur le terrain, quelles sont les méthodes des djihadistes pour faire régner la discipline et la Charia ? Quel sort est réservé aux prisonniers selon leur statut et origine, et aux femmes ?

Les méthodes de l’EI pour assurer l’ordre public sont assez sommaires et conformes à la charia : flagellation des petits contrevenants, amputation diverses (mains, pieds, nez, lèvres) pour les cas plus graves, flagellation ou lapidation pour les femmes « frivoles », décapitation pour les infractions majeures.

Les prisonniers musulmans sunnites sont invités à rejoindre le rangs de l’Etat Islamique sous peine de mort. Les autres, en particulier les « hérétiques » (Yazidis, Chiites, Alaouites, Ismaéliens) sont exécutés sur le champ. Les Chrétiens sont sommés de se convertir et de payer une taxe spéciale et sont exécutés s’ils refusent.

Quelles puissances et acteurs de la scène internationale, par leur attitude, soutiennent indirectement la montée en puissance de l’EI ? A quel jeu la Turquie notamment, qui ne fait rien pour venir en aide aux Kurdes de Kobané, se livre-t-elle ?

Outre le comportement très ambigu des pétromonarchies arabes, il est clair que le gouvernement islamiste turc contribue très largement par action ou omission à la montée en puissance de l’EI et à ses succès sur le terrain.

L’abandon aux djihadistes de la ville Kobané est emblématique du double discours d’Ankara qui conditionne son intervention à la création d’une zone tampon et d’exclusion aérienne (semblable à ce qui fût instauré en Libye par la résolution 1973 des Nations unies), ainsi qu’à la formation militaire des rebelles syriens « modérés », comme l’a rappelé le premier ministre turc Ahmet Davutoglu sur CNN, lundi dernier. Tout en affirmant se joindre à la coalition, la Turquie d’Erdogan fait passer le message qu’elle ne fera rien à Kobané si elle n’obtient pas l’engagement de la coalition internationale et surtout des États-Unis qu’ils viseront aussi le régime de Bachar al-Assad. Ce chantage explique la non-intervention et le double jeu d’Ankara : aider les Kurdes d’Erbil et de Kirkouk qui vendent leur pétrole à bas prix tout en laissant massacrer les Kurdes de Syrie parce qu’ils ont l’impudence de ne pas s’être révoltés contre et d’être proches du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) qui revendique l’indépendance de l’ensemble du Kurdistan.

A cause de ces jeux d’intérêts opposés, la coalition contre l’EI est-elle vouée à l’échec ?

L’action de la coalition paraît pour l’instant très timide et incertaine. Ce qui apparaît de façon de plus en plus flagrante dans cette affaire est le peu d’empressement et d’énergie mis par la coalition internationale à s’opposer à l’avance des djihadistes, en particulier en territoire syrien.

En Irak l’essentiel de l’effort repose sur des frappes américaines mesurées. Malgré ses déclarations guerrières, la France n’a opéré en trois semaines que deux frappes exécutées à chaque fois par deux appareils. Cela reste aussi symbolique que les rares vols effectués par des appareils émiratis ou séoudiens claironnés à grand renfort d’annonces médiatiques pour démontrer que l’offensive de la coalition ne saurait s’analyser en une « croisade » contre l’Islam.

En Syrie, seule l’aviation américaine est engagée sans même pouvoir utiliser sa base toute proche d’Inçirlik en Turquie faute d’accord avec le gouvernement d’Ankara. Tous les autres participants à la coalition refusent de s’associer à des opérations militaires qui pourraient renforcer à terme le régime de Damas en éliminant ses ennemis locaux.

Face au danger réel et immédiat que fait courir l’EI à l’ensemble de la région, face à la barbarie des djihadistes, il conviendrait peut être de définir des priorités. Fallait-il pendant la seconde guerre mondiale s’abstenir de frapper l’armée allemande sous prétexte que cela renforçait le pouvoir du dictateur Joseph Staline ? Les dirigeants occidentaux de l’époque ont eu à faire un choix difficile. Au moins en ont-ils eu le courage.

Les objectifs occidentaux doivent-ils être redéfinis, et suivant quelle stratégie ?

On peut tout de même s’étonner des résultats dérisoires de frappes aériennes….

Le nord de l’Irak et le nord-est de la Syrie ne sont ni la jungle du Viet Nam ni les montagnes impénétrables d’Afghanistan. Les djihadistes qui rançonnent et martyrisent les populations n’y sont pas comme des poissons dans l’eau. Une colonne de véhicules, de blindés ou d’artillerie, une groupe d’infanterie un peu consistant, s’y repèrent à des kilomètres. Les quelques chars et pièces d’artillerie lourde qui assiègent aujourd’hui Kobané se voient à la jumelle depuis la frontière turque. Ils ne peuvent s’abriter nulle part et les miliciens de l’EI ne disposent pratiquement d’aucun moyen antiaérien.

Si, dans ces conditions, la toute puissante aviation des Etats Unis dotée des moyens de repérage et de guidage les plus sophistiqués et les plus coûteux n’est pas en mesure, sinon d’anéantir totalement, au moins d’affaiblir significativement une grande compagnie de quelques milliers de mercenaires et d’amateurs, le citoyen américain du souci à se faire et le contribuable US des comptes à demander.

Les objectifs occidentaux sont a priori clairs : anéantir les troupes de l’Etat Islamique. La disproportion des moyens rend a priori cet objectif parfaitement et rapidement réalisable comme l’ont été l’anéantissement de l’armée des Talibans en 2002 ou des forces irakiennes en 2003.

Mais la stratégie mise en œuvre par les coalisés apparaît hésitante, limitée, louvoyante, inconsistante. Reste à savoir pourquoi et c’est aux politiques qu’il faut poser la question.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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Alain Chouet, diplômé en droit, science politique et langues orientales (arabe), a fait toute sa carrière à la DGSE. Il a servi en poste détaché dans les Ambassades de France au Liban, en Syrie, au Maroc, en Belgique ainsi qu’à la Mission française près les Nations Unies à Genève avant d’occuper des fonctions de conseiller technique des Directeurs de la stratégie et du renseignement avant d’être nommé Chef du service de renseignement de sécurité, en charge du recueil du renseignement et de la mise en oeuvre des contre-mesures dans les domaines de la criminalité organisé, l’espionnage et le terrorisme. Spécialiste des problèmes islamiques et des questions de sécurité, il a été consultant du Centre d’analyse et de prévision du Ministère des Affaires Etrangères.

 

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