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Israël : justice ou tribalisme

9 novembre 20120
Israël : justice ou tribalisme 5.00/5 1 votes

Publié le : 04 novembre 2012

Source : lemonde.fr

L’affaire Dreyfus a été un moment crucial tant pour la France que pour le sionisme. Pendant douze longues années, la France a été déchirée par le conflit entre les forces de la République et celles de l’antisémitisme et du nationalisme. C’est aussi à cette époque que le spectacle des masses scandant « Mort aux juifs ! » aurait amené le fondateur du sionisme, Theodor Herzl, à conclure que seule la création d’un foyer national juif pourrait résoudre le problème de l’antisémitisme. S’il est vrai que l’ »Affaire » a été la semence qui a fécondé le champ prospère du nationalisme sioniste, si son existence même est l’expression des forces obscures auxquelles le sionisme se trouvait confronté, il est dès lors légitime de revenir sur cet épisode historique dans une perspective actuelle. L’affaire Dreyfus peut ainsi devenir le miroir d’Israël.

Je me permettrai de l’examiner sous un angle différent. Cela ne veut pas dire que je conteste ou que je rejette la perception courante de l’affaire Dreyfus selon laquelle l’armée française était gravement contaminée par une forme d’antisémitisme virulent, et que ce dernier ne faisait que refléter une haine antijuive elle-même très répandue dans une grande partie de la population française.

Mais, en premier lieu, on peut être frappé par le fait que l’affaire Dreyfus est un drame politique d’une intensité difficilement imaginable en Israël, et qu’on voit mal comment quelque chose d’équivalent pourrait s’y produire. Pendant douze ans, de 1894 à 1906, voilà un pays de culture catholique qui se trouve profondément divisé autour de la question de la culpabilité ou de l’innocence d’un obscur capitaine juif. Pour mieux saisir la puissance morale de ce drame, un petit exercice d’imagination s’impose : supposons qu’un Arabe servant comme officier dans l’armée israélienne soit accusé d’espionnage au profit d’un pays arabe. L’armée réunit des preuves de son crime, le traduit en justice, le déclare coupable et l’exile dans un bagne. Deux ans plus tard, un officier israélien – qui s’avère être aussi un colon et un homme de droite, facilement enclin à soupçonner en bloc la loyauté de ses concitoyens arabes – découvre un document qui semble remettre en question le verdict émis par les autorités militaires.

Cet officier aurait des opinions aussi ultranationalistes que le lieutenant-colonel Picquart. Ce dernier, non dépourvu de préjugés antijuifs, fut pourtant celui qui découvrit que les indices accusaient de trahison un autre officier qu’Alfred Dreyfus, le commandant Esterhazy, et finit par être incarcéré. De même, l’officier israélien s’emploie à contester ledit verdict et à mettre en cause l’intégrité de ses collègues et de ses supérieurs, tout cela au nom de la vérité et de la justice et au bénéfice d’un être humain qui se trouve être un Arabe. Notre Israélien met entre parenthèses ses préjugés de colon et d’homme de droite, s’aliène ses collègues et ses supérieurs, et s’expose à leur hostilité, tout cela pour un Arabe. Il résiste stoïquement et continue à contester la version officielle jusqu’à ce que les autorités militaires, exaspérées par ce trublion, le mettent dans un « placard ». Mais, même dans ces conditions, il ne cède pas et continue à se battre au nom de l’officier arabe injustement accusé, malgré la vindicte de ses supérieurs et de ses collègues, qui vont jusqu’à le faire emprisonner et à l’accuser de trahison.

Le capitaine Alfred Dreyfus, à droite, discute avec le Général Gillain qui vient de lui remettre la légion d'honneur lors de la cérémonie célébrant sa réhabilitation, le 21 juillet 1906 dans la grande cour de l'Ecole militaire à Paris.

 

Imaginez ensuite que le président de la Knesset – comme, au temps de l’ »Affaire », le vice-président du Sénat Auguste Scheurer-Kestner -, convaincu de la culpabilité de l’officier en question, apprenne finalement qu’il existe quelques doutes quant à cette culpabilité. Changeant complètement d’avis, il met dès lors toute son influence politique au service de la cause du militaire arabe. Il subit les calomnies et les menaces des extrémistes de droite et des auteurs nationalistes. Il n’est pas réélu à la présidence de l’assemblée et perd tous ses soutiens et alliés au sein du système politique. Malgré tout, il persiste dans son combat et s’efforce de rallier à ses vues le président de la République, le premier ministre et toutes les personnalités qui comptent au sein de la classe politique.

Entre-temps, toute la société israélienne se voit divisée en deux factions qui se vouent mutuellement une haine féroce et se déchirent autour de la question de la culpabilité de l’officier arabe.

Enfin, même si on peut imaginer un journaliste ou un homme de lettres israélien doté du talent et du courage d’un Zola, il est difficile de croire qu’une tribune de presse galvanise ses compatriotes et suscite chez les écrivains et les intellectuels des formes inédites et passionnées de mobilisation collective. De même qu’il est difficile d’imaginer que la société israélienne se divise à propos d’un Arabe accusé injustement.

Or nous ne pouvons sans doute imaginer que de tels événements aient lieu en Israël. Pour quelle raison ? D’abord parce que les conditions qu’ils présupposent y sont tout simplement absentes. Les juifs français étaient protégés par une forme de citoyenneté universaliste. Les Arabes d’Israël sont certes des citoyens, mais leur citoyenneté est un simple fait administratif, pas une forme de participation active à la culture, à la politique et à l’économie d’Israël. L’appartenance des Arabes israéliens à la société israélienne ressemble plus au statut des enclaves ethniques de l’Empire ottoman qu’à l’universalisme inclusif de la citoyenneté française. Seul un modèle de citoyenneté universaliste pourrait donner naissance à une affaire Dreyfus en Israël.

Même une injustice commise contre un juif ne provoquerait pas une affaire Dreyfus en Israël, parce que les politiciens israéliens ne sont pas régis par des normes morales qui pourraient les amener à agir contre leur intérêt personnel et leur bénéfice politique immédiat. Certes, on pourrait dire que ce sont les politiciens du monde entier qui sont devenus des êtres égoïstes et sans scrupules, mais le fait est que la conception de la justice qui prévaut en Israël se caractérise par son absence de contenu universaliste : la justice, en Israël, c’est ce qui est bon pour la tribu. Aux yeux de la plupart de nos hommes politiques et de nos militaires, l’idée qu’il faut défendre la cause de la vérité et de la justice, loin d’être un impératif évident, passe pour une incroyable preuve de naïveté.

Mais il serait trop facile d’incriminer exclusivement les politiques : il est rare que les citoyens israéliens eux-mêmes agissent sous l’emprise de leur conviction et de leur indignation morales. Car, encore une fois, seule l’intériorisation de normes universelles de justice peut engendrer une authentique indignation morale.

Si des antisémites comme le colonel Picquart méritent notre admiration sans réserve, c’est justement parce que, malgré leur antisémitisme, ils ont risqué leur carrière et leur liberté pour le juif Dreyfus. Connaît-on un seul homme politique israélien qui serait prêt à risquer sa carrière politique pour un juif ordinaire, sans parler d’un « petit Arabe » ? Ce en quoi les politiciens sont experts, c’est en tractations parlementaires, en louvoiements idéologiques et en stratégies de survie.

Si nous nous penchons sur l’antisémitisme qui dominait d’amples secteurs de la société française pendant l’affaire Dreyfus, nous pouvons en tirer d’autres leçons. Qui étaient les antidreyfusards, ces hommes aujourd’hui assimilés par le jugement de l’Histoire à des forces obscures ayant entraîné la France au bord de l’abîme ? Le camp antidreyfusard était le promoteur d’une idéologie « sécuritaire », il était obsédé par les ennemis extérieurs et intérieurs, par les traîtres potentiels, les étrangers et les juifs. Et, comme la cause des juifs et des étrangers était soutenue par les intellectuels, les antidreyfusards haïssaient aussi ces derniers, défenseurs des « principes supérieurs » de la justice. Il était vital pour les antidreyfusards que Dreyfus soit déclaré coupable. Il s’agissait de préserver l’honneur de la nation. C’est aussi cette alliance néfaste de religion, de nationalisme et de militarisme sécuritaire qui a présidé aux heures les plus sombres de la France.

Je laisse au lecteur le soin de décider s’il connaît un autre pays capable de déployer le même assortiment de religion, de nationalisme, d’obsession sécuritaire et de peur de l’ennemi intérieur…

Ce qui a sauvé la France de l’ignominie, ce ne sont ni les dreyfusards ni les intellectuels, c’est l’existence de normes morales suffisamment fortes pour faire changer d’avis des antisémites et les contraindre à risquer leur carrière et leur liberté au nom du respect des principes. Ces normes transcendaient les appartenances politiques et religieuses.

Au début de la première guerre mondiale, Alfred Dreyfus, qui était alors en retraite, s’est porté volontaire. Après tout ce qu’il avait souffert, après que son brillant avenir eut été brisé par l’antisémitisme de ses compagnons d’armes, il s’est pourtant senti appelé à servir cette armée qui l’avait trahi de façon si cruelle. Voilà qui devrait nous faire réfléchir. Quelle était sa motivation ? Elle n’est pas très difficile à deviner. Dreyfus s’est porté volontaire parce qu’il aimait toujours son pays. Pourquoi cela ? Parce qu’en défendant un petit capitaine juif, la France avait défendu la justice pour tous, préservant ainsi son autorité morale. Aujourd’hui, notre message à Herzl pourrait être le suivant : le sionisme aura terminé sa tâche le jour où Israël aura son affaire Dreyfus.

Eva Illouz, sociologue

Née au Maroc, cette sociologue a fait ses études en France et aux Etats-Unis avant de commencer sa carrière à l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle s’est spécialisée dans l’étude de l’impact de l’organisation sociale sur l’évolution des émotions. Son livre Pourquoi l’amour fait mal (Seuil, 386 p., 24 €) a été un best-seller en Allemagne. Elle est l’auteure des Sentiments du capitalisme (Seuil, 2006) et intervient régulièrement sur des questions politiques dans la presse israélienne.

Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry

Ce texte a été initialement publié dans le quotidien israélien Haaretz

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