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Sciences-Po : le laboratoire fou des élites

12 décembre 20120
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Publié le : 06 décembre 2012

Source : marianne.net

Depuis des années, ces princes de la politique et de l’économie dirigent Sciences-Po en club privé, à l’abri de tout contrôle démocratique. «Marianne» a pu consulter les minutes de leur dernier conseil d’administration. Edifiant.

Les anthropologues surprennent encore, plongeant dans la forêt amazonienne, des hommes presque nus protégeant comme ils peuvent leur mode de vie ancestral. Au risque de surprendre le reste de l’humanité, ces «Indiens» isolés – Mascho-Piro, Tanos ou Aruaks – sont insensibles au charme des défricheurs et des contrebandiers ; ils opposent leurs flèches empoisonnées au regard des intrus.Au cœur de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, une autre tribu résiste, dans l’espoir pathétique d’arrêter le temps : Sciences-Po et ses dirigeants. Leurs us et coutumes surannés se dévoilent cet automne, comme un triste feuilleton, à la faveur d’un rapport de la Cour des comptes qui se lit comme un compte rendu d’expédition. Les membres de cette tribu-là, quelques dizaines d’esprits supérieurs, rêvent d’une martingale qui leur permettra de perpétuer le monde d’avant, quand les princes de la politique et de l’économie faisaient tourner la planète, à l’abri de tout contrôle démocratique.

Le lundi 29 octobre 2012, ces éminences se sont retrouvées comme d’habitude, à 9 h 05, dans l’imposante salle du conseil d’administration de la Fondation nationale des sciences politiques, l’une des deux entités qui, avec l’Institut d’études politiques, forme l’école de la rue Saint-Guillaume. Et, ce matin-là encore, les hommes du passé ont remporté la partie.

L’affaire était pourtant salement engagée. Le 3 avril 2012, Richard Descoings est mort, nu, dans une chambre d’un palace new-yorkais, laissant assumer aux survivants qui avaient encouragé ses audaces, ses fulgurances, ses transgressions, un bilan hautement contrasté et une rémunération mensuelle fixée à 43 000 euros par un cénacle autoproclamé. Soudain, chacun a revisité la fable, trop vite gobée, d’une mutation exemplaire, celle d’une grande école affreusement française en business school. Soudain, les magistrats de la Cour des comptes, qui avaient eu le bon goût, en 2003, de travailler dans la discrétion sur leur ancienne école, ont laissé fuiter des histoires moches de carte bancaire, d’appartements de fonction, d’emprunt toxique et, surtout, de bonus mirobolants partagés entre obligés. Soudain, encore, la contestation sociale des personnels, employés subalternes et professeurs, a brisé le mur de l’indifférence. Enfin, Geneviève Fioraso, nouvelle ministre de tutelle de l’école, s’est montrée hermétique au charme discret de cette école de la bourgeoisie qu’elle n’a pas fréquentée.

A Marianne, Jean-Claude Casanova, président de la fondation, gourou de Sciences- Po, agrégé de droit et d’économie passé par le cabinet de Raymond Barre, déclare qu’il ignorait jusqu’à l’existence de logements de fonction et qu’il ne savait rien de l’usine à gaz montée pour faire financer par Sciences-Po une mission «Lycée» confiée à Descoings par le président Sarkozy. N’empêche : pour «JCC», 78 ans, cette situation inédite menace la réputation de l’école, et la sienne. Afin de sauver l’une et l’autre, le conseil d’administration qu’il préside depuis 2007 doit, dans l’urgence, faire émerger un directeur qui partagera le fardeau du bilan et, tout en ouvrant une nouvelle ère, maintiendra autant que possible les libertés que ce gotha intello s’est arbitrairement octroyées.

Dans ce moment critique, Casanova joue de tous ses talents. Juriste percutant, vieux sage myope aux lunettes d’écaille, cartographe émérite des réseaux administratifs, politiques et médiatiques, ce Corse de Paris berce, charme et s’impose. Ce bayrouiste conquis par Hollande sait pouvoir s’appuyer sur un autre dinosaure d’une engeance différente mais non moins redoutable : le banquier sarkozyste Michel Pébereau, l’ex-patron influent de BNP Paribas, qui préside depuis… vingt-quatre ans l’autre organe décisionnel de Sciences-Po, le comité directeur de l’IEP.

Gouvernance plus transparente ?
Ce matin-là, donc, les administrateurs qui émargent chez Morgan Stanley, Canal +, Axa, sont fébriles, tout comme les rares qui turbinent dans leur laboratoire de recherche ; le Pr Casanova les apaise. Plan Sciences-Po en deux parties : «des erreurs ont incontestablement été commises», mais «nous considérons que des modifications des statuts ne sont pas nécessaires». Bref, foi de Casanova, une gouvernance plus transparente, des indemnités revues à la baisse suffiront à calmer la bête médiatique pour sauver l’essentiel : la singularité d’une école qui pourra continuer à réclamer de l’argent public sans se soumettre à toutes les règles enquiquinantes que le droit français prescrit aux institutions qui en perçoivent, et que Sciences-Po enseigne à ses élèves.Eu égard à la qualité des administrateurs, cette nouvelle version de «Bonne nuit, les petits» aurait pu provoquer une fronde. Car, enfin, est-il plausible, en république, que les deux responsables de Sciences-Po, Casanova et Pébereau, chaperonnés par le vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, aient pu, comme ils l’ont laissé entendre, rencontrer Patrick Lefas, président de la 3e chambre de la Cour des comptes, pour lui arracher, en confidence, les conclusions d’un contrôle en cours ? Dans un cénacle manifestement habitué aux passe-droits, cette scène racontée par Casanova pour accélérer la désignation de son candidat, Hervé Crès, à la direction de Sciences-Po, pourtant, ne fait pas débat.

Selon le procès-verbal de ce conseil d’administration, que Marianne a pu consulter (en ligne ci-dessous), seuls deux professeurs, l’un de l’université de Pau, l’autre directeur de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess) discutent non pas le fond, mais l’opportunité de désigner un administrateur avant la publication officielle du rapport. «Dès lors que l’Etat vous donne la moitié du budget et qu’il vous dit que ce ne serait pas mal d’attendre, je trouve qu’il serait bien d’attendre», oppose le premier, Philippe Terneyre. «Il ne nous semble pas qu’il y ait une telle urgence pour agir ainsi, précise le second, Patrice Bourdelais. En tout cas, je n’ai pas compris l’urgence. S’il y en a une, j’attends qu’on nous l’explique.»

Plutôt que d’inciter à la prudence, c’est-à-dire à attendre la publication du rapport définitif pour désigner un candidat au-dessus de tout soupçon, ces deux mauvais coucheurs réveillent la fureur des bons amis de Casanova, par-delà les affinités politiques. Après tout, Richard Descoings a servi Jack Lang et Michel Charasse avant d’être nommé par François Bayrou sous l’influence du chiraquien Alain Juppé, et était adulé par Nicolas Sarkozy, qui voulait en faire son ministre de l’Education.

Immobilisme forcené
Le premier avocat en défense de Casanova est Jean-Paul Fitoussi, l’économiste qui chuchote aux oreilles des sociaux-démocrates : «Monsieur le Président, je ne vois pas pourquoi nous établissons un rapport aussi étroit entre la Cour des comptes et la désignation du candidat. Je ne vois pas non plus pourquoi nous ferions un rapport aussi étroit entre notre décision et ce que souhaiteraient les pouvoirs publics, même s’ils financent une part très importante du budget.» A sa suite, le constitutionnaliste Olivier Duhamel, ancien député européen socialiste, recommande d’ignorer les médias : «La presse répète qu’il y a un bras de fer entre Sciences-Po et le pouvoir politique, alors que les éléments d’information qui viennent d’être donnés par le président de la fondation montrent qu’il n’y a pas le moindre bras de fer et que l’on ne nous a pas demandé de différer.» Puisqu’ils le disent…Face à un tel déni, François Chérèque met les pieds dans le plat. «Monsieur le Président, je voudrais vous dire la gêne dans laquelle je suis aujourd’hui, au moment où il faut prendre une décision qui me met fort mal à l’aise», articule le secrétaire général de la CFDT, présent au titre des organisations syndicales. Son propos est de bon sens : «Je ne suis pas dans les petits papiers de ce qui se dit et se fait dans Sciences-Po. Je lis la presse. Or, dans la rue, on se fout de ma gueule ! On me dit : « Vous, organisation syndicale, vous souhaitez qu’il y ait des représentants des salariés dans les conseils d’administration des entreprises. Or, vous qui êtes au conseil d’administration de Sciences-Po, vous n’êtes pas au courant du revenu du directeur de Sciences-Po ? [...] Vous n’êtes pas au courant des décisions du comité des rémunérations ? » On me dit : « François Chérèque, vous n’avez pas fait votre travail ! » [...] Et là, vous êtes en train de nous dire : « Un rapport remet en cause ce fonctionnement, mais continuez à ne pas poser les bonnes questions et on pourra continuer à décider » ! Ce n’est pas possible !»

Las, pour les amis de Casanova, cet appel au bon sens passe pour une provocation. «Je suis extrêmement troublé par l’immobilisme que nous incarnons ici, qui peut être typique de l’immobilisme français», s’empourpre le financier Marc Ladreit de Lacharrière, qui préconise le passage en force. Puis Jean-Pierre Jouyet ajoute sa bénédiction. «Il ne faudrait pas que l’on se batte uniquement sur des problèmes de procédure et que l’on essaie de trouver une solution qui convienne à tous», souffle-t-il, avec la double autorité que lui confèrent ses anciennes fonctions de l’Inspection générale des finances et son statut de meilleur ami de François Hollande. Un patron à la retraite, Jacques Rigaud, puis un autre, Louis Schweitzer, également membre des grands corps de l’Etat, préparent enfin le terrain aux arguments d’un troisième, Michel Pébereau.

Au sein de la caste des intermittents de la haute fonction publique, parmi ces financiers qui ont su jouer de leur réputation de grands commis de l’Etat pour s’enrichir à titre privé, le célèbre banquier est un cas. Major de l’Ecole polytechnique, inspecteur des finances à l’issue de l’ENA, Pébereau s’est forgé dans l’establishment une statue monumentale d’hyperbanquier, croulant sous le poids de ses stock-options mais néanmoins amateur de Bach et patriote. «Dans un monde en plein bouleversement où l’économie de marché est enfin reconnue, déclamait-il ainsi en 2005, l’entreprise est un très bel endroit pour servir l’intérêt général.»

A défaut d’être indiscutable, ce personnage morgueux demeure intouchable. Alors, pour contrer Chérèque, il se contente, ce lundi matin, d’un argument d’autorité : «Je n’ai pas l’ombre d’un doute : aujourd’hui, notre institution a besoin de montrer qu’elle est capable de prendre ses décisions.» D’une phrase, dupliquée à sa suite par le directeur de l’Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy, puis par Henri de Castries, PDG d’Axa, également présents, il emporte le morceau. Dans cette enceinte, son magnétisme de surdoué en costume gris opère encore. Après avoir accepté le principe d’un vote, le conseil d’administration entérine la nomination d’Hervé Crès.

Il est 17 heures. La tribu se sépare, convaincue que ce vote suffira à amadouer la Cour des comptes, qui renoncera aux poursuites devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), puis inhibera les velléités du gouvernement de s’immiscer dans la gestion de leur club. Si nécessaire, on rappellera ensuite à Pierre Moscovici qu’il a un temps enseigné dans la prestigieuse institution. Admettre ses erreurs, prendre ses responsabilités, laisser la place, ce n’est décidément pas leur genre.

Aujourd’hui encore, alors que les magistrats financiers ont officiellement pointé des irrégularités suffisamment graves pour être transmises à la CDBF, Casanova, Pébereau, Duhamel et les autres «Indiens» de la rue Saint-Guillaume continuent de défendre le bilan «exceptionnel, magnifique» de Richard Descoings. S’abritant derrière le vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé, qui présidait la commission des rémunérations, créée en 2005 à l’initiative de Pébereau sur le modèle pourtant discutable du CAC 40, ils appellent à la rescousse leurs anciens étudiants et des stars auxquelles ils ont offert un statut de professeurs, à Bercy, Matignon ou à l’Elysée. Ils tentent, encore et encore, de prolonger l’époque bénie où la direction de Sciences-Po goûtait les délices du fundraising et de l’opulence, et «manageait» la vénérable école comme une multinationale.

Perrine Cherchève & Daniel Bernard

 

L’INSTRUCTIF RAPPORT DE LA COUR DES COMPTES

Sciences-Po : une forte ambition, une gestion défaillante», ce titre faussement balancé résume, selon la Cour des comptes, les forces et faiblesses de l’école des élites. Dans leur rapport public, les magistrats égrènent les «irrégularités récurrentes» constatées entre 2005 et 2010. Les rémunérations «particulièrement opaques», tout d’abord, comme celle de feu le directeur de l’IEP Richard Descoings, qui ne voulait pas d’un salaire de prof d’université. De 2005 à 2009, ses émoluments ont explosé de 70 %, pour atteindre 537 247 € annuels. Le rapport décrypte le système des décharges et des primes dont bénéficient, au cas par cas, les cadres dirigeants et les enseignants de droit public. Qu’ils assurent ou non la totalité de leur service, les enseignants-chercheurs étaient payés plein pot. Autre «dysfonctionnement» : l’attribution discrétionnaire de logements de fonction, notamment – cette fois, selon nos informations – pendant quelque temps à Pascal Perrineau, directeur du centre de recherche de Sciences-Po, le Cevipof. La cour s’afflige encore de l’absence de contrôles interne et externe : nul n’assume plus, au sein de l’institution, la souscription d’un emprunt «toxique» qui grève profondément les ressources de l’école. Quand Nicolas Sarkozy lui commande une mission sur le «lycée», Descoings invente une usine à gaz pour être rétribué non par le ministère de l’Education nationale, mais par Sciences-Po. «Cela n’a pas coûté un centime à Sciences-Po», plaide encore Casanova. C’est sans compter le coût exorbitant pour l’Etat – plus de 600 000 € !
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